En mai 1524, sous l’empire de craintes légitimes, nos ancêtres relevaient les vieilles murailles de leur cité, et s’apprêtaient à repousser, les armes à la main, et à l’abri de leurs nouvelles fortifications, les attaques de l’ennemi qui les menaçait. Ils publiaient les édits de leurs grandes foires, alors connues du monde entier, et pour eux source d’abondantes richesses. Cependant, l’ennemi n’était pas alors pour les habitants de Troyes, le seul motif de crainte. Des froids prématurés, qui s’étaient fait sentir dans toute la France, avaient en novembre 1523, gelé les semences des blés et presque anéanti l’espérance de la récolte. Aux horreurs d’un siège, on pouvait voir s’ajouter les souffrances de la disette. Aussi, dans leur prévoyante sollicitude, les habitants de Troyes amassaient également à grands frais les provisions et grains nécessaires pour passer les mauvais jours qu’ils pouvaient redouter.
La guerre, les apprêts de la disette, et les affaires, telles étaient donc à Troyes les préoccupations du moment, lorsqu’un terrible incendie, en dévorant par les flammes la partie la plus riche et la plus opulente de la ville, vint changer en une triste et désolante réalité les craintes éloignées encore que semblait réserver l’avenir. Cette catastrophe que nos ancêtres ont appelé « le grand feu », fut si épouvantable, qu’elle a laissé, dans les générations qui ont suivi, des traces d’une profondeur telle, que plus de 4 siècles après, ce souvenir n’est pas échappé.
Le mardi 24 mai 1524, « la veille de la fête de la Saint-Urbain, et l’avant-veille de la fête du Saint-Sacrement », de 10 à 11 heures du soir, le feu éclata dans une maison habitée par un apothicaire nommé Moussey, « sise au coin de la rue de l’Epicerie (donnant rue Emile Zola), vis-à-vis de celle du Grand Sauvage (cet hôtel où descendaient les marchands de Montauban durant les foires), ainsi qu’on entre en la rue du Temple (Général Saussier), en venant du palais appelé la Salle du Roi (Place du Préau) ».
Le feu se manifesta avec une vivacité extrême, et à peine les premiers secours commençaient-ils à s’organiser, « qu’en un instant, bruit et clameur fut qu’en plus de 50 autres maisons, et en divers lieux et quartiers de cette dite ville était compris ».
Le feu, favorisé par le peu de largeur des rues, très étroites, et aussi parce qu’il avait été mis simultanément en divers quartiers, se développa avec une telle intensité et une telle violence que bientôt il fut certain que tous les efforts pour en arrêter les terribles progrès seraient inutiles. Aussi, les habitants, consternés, éperdus, cernés par l’incendie qui les enveloppait de toutes parts, durent se résigner à abandonner aux flammes leurs demeures avec leurs mobiliers, les provisions amassées pour l’avenir et leurs riches marchandises, et par la fuite, échapper aux dangers qui les menaçaient eux-mêmes.
L’incendie, libre dans sa marche désastreuse, sévit du mardi 24 mai, 10 h du soir, jusqu’au surlendemain 26 mai, à 3 h du matin, c’est-à-dire pendant 28 heures consécutives ! Pendant ce temps, les flammes avaient parcouru tout l’espace compris depuis la rue Saint-Vincent-de-Paul jusqu’aux portes de Croncels et du Beffroi, et l’ancien Hospice Saint-Abraham (rue Jaillant Deschainets), où elles semblent s’être arrêtées faute d’aliment.
Les pertes éprouvées furent très importantes, « immenses et incalculables ». Dans cette partie de la ville se trouvaient les rues spécialement consacrées aux magasins des riches marchands qui fréquentaient les foires de Troyes. A côté de ce quartier était celui des Changes, habité par les plus riches négociants de la cité, puis le Marché-au-Blé, l’Etape-au-Vin, la rue de la Monnaie. 22 rues furent la proie de cet incendie. On évalue à 3.000 le nombre des maisons brûlées. Tout l’espace construit entre le grand portail de l’église Saint-Jean et de l’église Sainte-Madeleine, du côté du couchant, fut également détruit. En effet, ce fut sur l’emplacement de maisons brûlées que Claude de Marisy éleva le remarquable hôtel qui forme l’angle des anciennes rues de Lorgnes et du Mortier d’Or. A la destruction de tant de maisons particulières, il faut ajouter celle des édifices publics : la porte de Croncels, le château de la Vicomté, près de Saint-Nicolas, l’Hôtel des Monnaies, la porte du Beffroi, la tour qui existait auprès de cette porte et dans laquelle se trouvait « une cloche d’une extrême et admirable grosseur, qui était tenue et réputée la plus grande de la chrétienté, pesant 4 milliers, dont la matière découlait à val par les rues, qui offensa beaucoup de personnes ». Puis la perte plus considérable encore de 7 édifices religieux : la moitié de l’église de Saint-Jean-au-Marché, avec son clocher et les 5 cloches qui s’y trouvaient, l’église de Saint-Jean-du-Temple, l’hospice du Saint-Esprit, les églises Saint-Pantaléon (dont la construction primitive datait du XII° siècle et était construite en bois) et de Saint-Nicolas, l’Hospice de Saint-Bernard (sur l’emplacement de l’Hôtel de France, rue de la Monnaie) et celui d’Abraham ou des Filles-Repenties (rue Jaillant-Deschainets).
Nous n’avons jamais su s’il y avait eu des malheureux qui trouvèrent la mort sous les débris enflammés de leurs maisons, jamais n’ont été évaluées les pertes immenses en meubles, marchandises, les provisions détruites par le feu ou perdues par le pillage auquel se livrèrent les malfaiteurs « et gens sans aveu » qui se trouvent toujours dans les grandes villes, jamais n’ont été décrites les scènes de désolation et de désordre dont la ville fut le théâtre pendant que s’accomplissait ce drame. Ce fut la stupeur, la consternation, la terreur même dont les habitants furent frappés par cette catastrophe qui, en éclatant lorsque l’ennemi était presque aux portes de la ville, lorsqu’une disette était imminente, laissait présager d’autres dangers aussi terribles peut-être. Nous n’avons que les récits de témoins.
Une question grave et impérative se soulève : si cet incendie a eu pour cause première la malveillance, et tous les documents contemporains sont unanimes pour écarter un simple accident ou une imprudence, quels sont les auteurs de ce drame et sous quelle inspiration ont-ils agi, si l’on ne considère que ce soit la suite d’une vengeance privée et personnelle. Les « boutefeux », en admettant leur existence et leur organisation, étaient-ils les agents de Charles-Quint, le chef de la coalition armée contre la France, ou ceux du connétable de Bourbon, l’âme de la guerre qui se faisait alors, ou bien acteurs, pour leur propre compte, avaient-ils cherché, dans ces scènes de trouble, les occasions d’un pillage facile et impuni ?
Le lendemain, 25 mai, on trouva un jeune garçon de 13 à 14 ans qui essayait de mettre le feu dans la maison d’un épicier. Ayant été arrêté et interrogé, il avoua, qu’à la sollicitation de quelques soldats inconnus qui lui avaient fait de grandes promesses, il s’était déterminé à cette action avec d’autres de son âge, et ils montrèrent de l’argent, qu’ils lui avaient donné à cette intention. On arrêta plusieurs de ces boutefeux, et la cour fit passer à Troyes quelques signalements. « Ils étaient au nombre de 343 ayant divers signaux, soit pour indiquer que les compagnons étaient dans la ville, soit pour donner à connaître que le feu était mis, soit enfin pour désigner le chemin que les incendiaires avaient pris ». Le feu a-t-il été mis par des boutefeux qui étaient à Troyes ? On a alors signalé 4 ou 6 hommes qui, chaque jour, changeaient de vêtements, tantôt ils étaient vêtus en marchands, tantôt en aventuriers, d’autres fois en paysans, quelquefois ils avaient des cheveux, d’autres fois ils n’en avaient pas… Tous n’étaient pas âgés de plus de 14 ans ! Ils déclarèrent que des gens inconnus les avaient poussés à mettre le feu et que leur projet était de brûler toute la ville. On prétendit que les matières inflammables avaient été préparées à Naples. L’un des hommes, qui tombèrent sous la main de la justice, confessa que la ville de Troyes était vendue ainsi que celle de Paris « et que c’était à un, qui se disait monsieur de Bourbon ». Les pères des enfants, qui avaient subi le supplice du feu, furent gardés en prison pendant un certain temps, puis la même peine leur fut infligée.
De nombreuses arrestations furent opérées tant à Troyes, qu’à Paris, Meaux et autres villes, la justice « mit sous sa main », surtout des étrangers inconnus. Des informations furent suivies devant la cour du grand Bailli, à Troyes, et devant la cour du Parlement.
Le 5 juin, le Parlement fit amener de Troyes à Paris le père de 2 enfants accusés d’avoir mis le feu. Ils furent brûlés devant lui et ce père subit le même sort que ses enfants, après avoir dénoncé « beaucoup de gens qui furent pris ». De nombreuses arrestations se firent à Troyes et à Paris. Ceux qui furent arrêtés dans cette dernière ville furent enchaînés 2 à 2 et employés au curage des fossés de la porte Saint-Honoré.
Nicole Pithou écrit : « Si cette désolation était si triste et pitoyable cet horrible spectacle le fut plus encore à cause de plusieurs pauvres personnes de tout sexe et de tout âge, étrangers ou non, mais avec furie et jetés, comme boutefeux, sans jugement ni avis au milieu des flammes par un populaire forcené et rendant l’âme en jetant des cris et des hurlements horribles. Ces pauvres savoyards, porteurs et patenôtres et de fluteaux de St-Claude, trouvés en ville, reçurent de bien mauvais traitements ».
Dès le 27 mai, lors d’une assemblée générale, il est décidé qu’en raison des craintes venant de l’extérieur, les portes et les murailles seront immédiatement réparées au moyen de travaux exécutés de jour et de nuit. En raison des bruits de guerre, la même Assemblée décide la formation d’une compagnie de 600 hommes, armés de manière à défendre la ville et à se mettre en campagne. La ville demande une levée de deniers sur les greniers à sel du royaume et sur la gabelle. On chasse les vagabonds, on défend aux habitants de sortir « avec bâtons à feu » soit de jour soit de nuit, l’hôtel de ville est gardé par 2 postes. Le 2 juin, il est créé un « étroit conseil », composé de 9 personnes : 6 laïques et 3 ecclésiastiques. Ce conseil est en permanence et décide de tous faits et ordonnances de police, de défense, de guet et de garde. Les portes de la Tannerie, de Comporté et de la Madeleine sont fermées, afin de surveiller plus facilement les étrangers entrant en ville ou en sortant. Les vagabonds seront visités et fouillés, puis renvoyés sans leur permettre d’entrer en ville. Celles du Beffroi, de Croncels et de St-jacques gardées avec soin, restent seules ouvertes. Ordre est donné de ne laisser entrer en ville aucun étranger inconnu.
Les déblais de l’incendie sont conduits dans les faux-fossés pour les combler. Le 5 juin, il est prescrit de faire « le guet dormant ». Cette sorte de guet se compose d’un poste de 2 ou 3 hommes, placés au coin des rues et dans les carrefours, à des distances qui permettent à ces postes de communiquer entre eux sans déplacement. Défense est faite de porter des bâtons à feu, dans la ville, après 10 h du soir, sous peine de la hart et d’être assommé comme ennemi du roi et de la chose publique. Le 8 juin, le maire et les échevins ordonnent la démolition des ponts jetés sur les canaux de dérivation, au-dessous et à l’extérieur des remparts, afin de mieux se rendre compte de la circulation qui se fait par et autour de la ville. Le 9 juin, le Conseil décide qu’il sera demandé au roi qu’il veuille bien ordonner que les rues des quartiers détruits par l’incendie soient élargies et que toutes constructions soient éloignées des murailles d’au moins 40 pieds.
Les Troyens se relevèrent des pertes qu’avait occasionnées cet affreux désastre. On rebâtit les maisons et autres édifices, on reconstruisit les églises, les particuliers reconnurent leur terrain et se replacèrent à peu près dans les mêmes endroits.
En 1545, dans les reconstructions qui suivirent cet incendie de 1524, on « taille » des images saintes. On les place sur les façades des maisons reconstruites ou réparées. Mais « la réforme en fit détruire un certain nombre ».
Ce terrible incendie, en consumant une partie de la ville, n’avait que trop justifié les sollicitudes de la municipalité, qui profita de cette grande circonstance « pour apporter remède à ce mal ». C’est à cet incendie et aux règlements qui ont suivi, dès le 9 juin, que l’on dût l’élargissement des principales rues du « quartier haut ».
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