La grève généralisée de mai 1968 met en vedette les organisations syndicales. Ces groupements, nés à la fin du XVII° siècle, se réclament d’abord d’un idéal proudhonien, de tendance mutualiste et coopérative. L’apparition des concentrations industrielles précipite leur évolution et les conduit rapidement à prendre la forme et l’esprit que nous leur connaissons. On ne saurait pour autant les considérer comme un fait contemporain. Chargés d’histoire, clandestins, tolérés ou légalement reconnus, ils poursuivent à travers des orages, et non sans erreurs parfois, un réel effort de promotion humaine. C’est au nom de la liberté du travail, et par décision d’une assemblée révolutionnaire que disparurent les antiques associations professionnelles, héritées de la Gaule romaine et connues durant 10 siècles, sous les noms de métiers, corporations, jurandes ou guildes. En fait, la loi dite Le Chapelier, votée en 1791, reprend en les aggravant les dispositions d’un édit, signé par Turgot 15 années plus tôt. Des peines sévères répriment les entraves à la liberté du travail, les sociétés groupant plus de 20 maîtres et compagnons se voient interdites. Certes, les abus répétés commis aux XVII° et XVIII° siècles, avaient discrédité l’appareil corporatif. Il reste que la rigueur du législateur de 1791 et plus encore sa défiance à l’égard des travailleurs ne laisse pas de surprendre. On verra d’ailleurs avec quelle habileté le monde ouvrier sut se jouer de l’interdit révolutionnaire. Avec ses cannes, ses cocardes enrubannées et les rites secrets de ses initiations, le compagnonnage allait franchir une étape décisive. Il prendrait bientôt figure de mouvement à vocation interprofessionnelle, impatient de déborder le cadre urbain ou régional pour accéder au plan national. Ambition justifiée pour qui sait le particularisme des métiers, leur confinement dans l’étroit horizon des cités de l’époque. Les conflits sans cesse renaissants qui, dès la fin du XVI° siècle opposèrent savetiers et cordonniers, menuisiers et serruriers, maîtres-bouchers et chandeliers… trahissaient déjà le vieillissement d’une association appelée à disparaître. Que de services, pourtant, n’avait-elle pas rendus. Aussi bien, l’organisation générale en est-elle connue de tous. Apprenti, compagnon, maître : nos premiers manuels d’histoire nous ont familiarisés avec une hiérarchie professionnelle que le mérite, sanctionné par la production d’un chef-d’œuvre, ouvrit d’abord à tous. Ce qu’on ignore trop souvent, c’est l’esprit qui anima ces communautés médiévales, leur souci du bien commun, l’amour du travail achevé et l’admirable modestie de leurs artisans. Les Archives de l’Aube conservent le texte d’un contrat de travail passé le 18 octobre 1382, pour la construction du jubé de la cathédrale de Troyes, aujourd’hui disparu. Les 2 artistes s’y engageaient solidairement « à ouvrer, hiver comme été, dès le soleil levant, jusqu’au soleil couchant, sans partir autrement que pour dîner 1 fois par jour, moyennant la somme d’un mouton d’or chaque semaine ». La pièce de monnaie dite mouton d’or, en raison de l’agneau pascal dont elle était frappée, valait alors 25 sols. Le travailleur s’interdit de poursuivre des fins personnelles. Quel que soit son talent, il accepte que le bien commun l’emporte sur ses préférences. N’a-t-il pas juré devant ses pairs de « servir sa ville, afin qu’il n’y manque ni pain, ni vin, ni quoi que soit » ? Encore est-il tenu de fournir à juste prix, denrées, marchandises ou services de qualité. Les métiers exercent sur leurs ressortissants un contrôle d’une rare efficacité. Des maîtres-gardes, élus à cet effet visitent périodiquement ouvroirs, étaux, échoppes jusqu’aux plus secrètes arrière-boutiques. Ils vérifient les tarifs, examinent les produits, accordant ou refusant leur marque, c’est-à-dire l’indispensable label exigé pour la mise en vente. Les exemples abondent qui montrent la vigilance des contrôleurs. Tel boucher troyen s’avise-t-il de majorer ses prix, « par convoitise et privé profit, en dommage, péril et grand préjudice du bien commun » ? Sa viande est aussitôt saisie, son étal fermé pour 3 mois. Seuls, quelques « indépendants » échappent à la règle commune. C’est le cas du bourreau, exécuteur des hautes œuvres du bailliage, qui, faute de groupement approprié se voit condamné à la solitude professionnelle. C’est aussi le cas de 2 autres personnages, d’un pittoresque achevé, encore que pourvus de charges officielles. L’un, nommé Pierre Chollot, est à la fois guetteur et sonneur du Beffroi, ainsi que ménétrier de la ville. Triple activité, qui lui vaut en 1472, 20 livres par an, « juste autant que les honoraires versés au docteur Jehan Bouquin, médecin pensionnaire de la cité, mais un peu moins que les appointements de Jehan Hennequin, receveur de la ville, qui reçoit 30 livres ». L’autre, Michel Hatin, exerce les fonctions de réveilleur. 6 livres tournois lui sont allouées en 1506, « pour ses peines et salaires de crier tous les lundis, environ minuit, par les carrefours de la ville de Troyes, au son d’une cloche : Réveillez-vous ! Réveillez-vous bonnes gens et priez Dieu pour les trépassés ». A ces exceptions près, boutonniers, épingliers, juponiers, pourpointiers… sans parler bien entendu des grands corps de métier, sont tous groupés en corporations. Nos voisins avaient même des corporations de « fillettes », c’est-à-dire des filles de joie. Si dures que soient à cette époque les conditions de travail, jamais les rigueurs corporatives ne se veulent brimades. Ce qu’elles répriment sans pitié, c’est la paresse, l’incompétence et surtout l’esprit de mercantilisme. A lire les vieux règlements professionnels, on s’avise à quel point les dispositions en sont généreuses ou fraternelles. Tels se révèlent notamment les statuts des orfèvres troyens, datés de 1369, sous le règne du roi Charles V le Sage : « Tout orfèvre doit être suffisamment en son métier, avoir poinçon à contreseing et ne travailler d’autres métaux que l’or et l’argent. Nul ne peut œuvrer d’or à Troyes qui ne soit à XIX carats 1/5 ». Il est stipulé par ailleurs que la « Boîte de Saint-Eloi, alimentée par les amendes et les dons servira à donner un dîner aux pauvres de la ville et aux prisonniers d’icelle qui le voudront prendre et recevoir ». Les apothicaires sont régis par une ordonnance du baillage troyen du 24 décembre 1431. Un sévère rappel à l’ordre est adressé aux intéressés : « Par faute, ignorance ou négligence, comme pour non avoir denrées loyales et suffisantes ont été et sont le plus souvent gouvernés par valets et apprentis non experts, en qui malades et patients de cette cité de Troyes peuvent avoir été grandement déçus et ce, jusqu' à la mort ». Il est précisé, en outre, qu’aucun valet ou clerc « ne servira au dit métier s’il ne sait lire, écrire et entendre latin ». Un grand esprit de loyauté anime l’époque. Chacun demeure attaché à ses droits, mais n’oublie pour autant aucun de ses devoirs. Veuillez vous reporter à notre chapitre « Les compagnons du devoir », pour connaître les origines fabuleuses, contemporaines des âges bibliques de ce groupement original. Commettre un vol, tromper la confiance de son employeur, « quitter la ville sans y avoir réglé ses dettes… lui vaudrait l’interdit, qui brise à jamais une carrière professionnelle. Son nom, son signalement détaillé et la nature de son forfait ayant été consignés au << registre de honte >>, puis portés à la connaissance de tous les compagnonnages du royaume, jamais plus l’infortuné ne retrouverait du travail ». Par lettres patentes du 12 septembre 1781, le roi Louis XVI entend mettre un terme aux cabales ouvrières. Obligation est faite aux compagnons de posséder un livret de travail, délivré par les services de police. Le maître tient de son côté un registre de son personnel, que visent périodiquement les juges des manufactures. Nul ne peut quitter son emploi s’il n’a donné préavis de son départ, au moins 6 semaines auparavant, et s’il n’est détenteur d’un congé régulier. Aujourd’hui, rien ne parait plus rattacher nos syndicats aux associations ouvrières du passé. L’esprit en est différent. Au long de 10 siècles d’efforts et sous la diversité des formules, un même idéal s’était affirmé. Nos devanciers rêvèrent d’une société meilleure, ils voulurent, bien avant nous, concilier la dignité de l’homme avec les servitudes du travail.
Leurs déceptions, leurs colères nous agitent toujours !
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