Ernest Daudet, né en 1837 et mort en 1921, est un écrivain et journaliste français, frère aîné d’Alphonse Daudet. Secrétaire-rédacteur au Sénat, il publie une trentaine de romans et collabore à de nombreux journaux.
En septembre 1909, il relate dans le numéro 38 de « La Revue hebdomadaire » à Paris, « Qui ne publie que de l’inédit », la mort du chevalier de Gouault fusillé à Troyes pendant la campagne de France.
J’aimerais savoir s’il y a 1 seul lecteur de mon site qui connaisse cet épisode de 1814. Qu’il me le dise ! En effet, les historiens des mémorables événements de cette époque ne le mentionnent qu’en quelques lignes dans leurs récits. Je suis sûr que vous lirez ce chapitre comme un roman, vous vivrez cet épisode de votre ville, comme si vous étiez des Troyens vivant à cette époque, c’est « notre histoire ».
Indépendamment de son caractère tragique, ce récit nous révèle au moment où les souverains alliés, victorieux enfin "après l’état d’âme des royalistes avoir été si longtemps vaincus", infligeaient à la France la honte et les fléaux de l’invasion. Il témoigne en même temps de l’exaspération de l’Empereur à l’heure des revers qui présageaient sa chute et, alors qu’il disputait à ses ennemis de l’extérieur son empire envahi, de sa volonté de terroriser ceux de l’intérieur qui s’étaient faits leurs complices.
Ernest Daudet, pendant une trentaine de pages, reconstitue l’histoire à cette époque, après les désastres de Russie, après les revers de la campagne de 1813, alors que Napoléon espère que la fortune des armes se prononcera assez en sa faveur, pour lui permettre d’imposer la paix telle qu’il la veut et non de la subir telle que les puissances coalisées entendent la lui dicter. E. Daudet raconte en détail tout ce qui se passe depuis le 25 janvier 1814 date à laquelle Napoléon quitte Paris pour aller prendre le commandement de l’armée et se porter au-devant de l’ennemi qui se trouve en forces considérables dans notre région, les Prussiens à Brienne, commandés par Blücher, les Austro-Russes à Bar-sur-Aube, sous les ordres du prince de Schwarzenberg. Les alliés attendaient, avant de poursuivre leur marche, d’être informés de celle de l’Empereur, lorsqu’il apparut à l’improviste devant Blücher. Dans un combat victorieux, il le rejetait sur les troupes autrichiennes. Mais celles-ci, réunies aux Prussiens, se portèrent aussitôt en avant, rencontraient Napoléon à la Rothière (voir ce chapitre) et après une bataille longue et sanglante, le contraignaient à se replier sur Troyes.
La retraite de l’armée impériale s’opéra en bon ordre. Le 3 février, elle arrivait devant Troyes, où l’Empereur fit son entrée le même jour. Il s’y était arrêté 9 ans avant, en avril 1805 (voir ce chapitre), en allant à Milan se faire couronner roi d‘Italie, et y avait été reçu avec un enthousiasme « qui tenait du délire ». Le 6 février l’armée commence son mouvement de retraite sur Nogent. L’Empereur sort de Troyes par la porte de Croncels pour assister au défilé de ses troupes, et en part définitivement quelques heures plus tard. Le 7 février, à 10 h, la cavalerie autrichienne entre par la porte Saint-Jacques, le 8, arrivent à Troyes les 3 souverains alliés avec une suite nombreuse (voir ce chapitre). L’accueil fait aux souverains alliés par la majeure partie des habitants de Troyes fut « déférent et craintif, mais glacial, ils avaient peur ! ».
Les royalistes seuls eurent une autre attitude. Ils étaient peu nombreux dans la ville. Mais ils avaient 2 chefs actifs et entreprenants qui ne cachèrent pas la satisfaction que leur causait la présence des alliés. Leur enthousiasme fut d’autant plus remarqué qu’il tranchait plus vivement sur l’espèce de torpeur à laquelle la ville semblait livrée. Le zèle antipatriotique des royalistes se déploya sans mesure. Les 2 chefs du parti croyant Napoléon définitivement vaincu, se compromirent avec plaisir, avec une imprudence égale à leur légèreté. L’un d’eux était le marquis de Widranges, l’autre le chevalier Gouault.
Le marquis de Widranges avait alors 63 ans. Orphelin de bonne heure, il embrassa la carrière militaire, dans une compagnie des gardes corps de Louis XV en 1769, où il resta jusqu’à la Révolution. En 1792, il émigra et servit dans la cavalerie noble du corps de Condé, ce qui lui valut la croix de Saint-Louis. Le licenciement de cette armée le laissa sans ressources. Il inventa des modèles de papier peint jusqu’en 1800, où rayé de la liste des émigrés, et il se fixa à Troyes.
Ancien émigré lui aussi, le chevalier Jacques de Gouault était né à Troyes le 20 juin 1759. Ses ancêtres y étaient négociants en bonneterie. Son père avait été échevin et anobli à la fin du règne de Louis XV. Dans les lettres patentes qui lui confèrent la noblesse, il est dit : « qu’à l’exemple de ses pères qui ont exercé le commerce pendant 200 ans, il en fait lui-même un très considérable qu’il désire rendre héréditaire dans sa famille ». Les goûts de Jacques de Gouault, dès son plus jeune âge, le portaient vers la carrière des armes, et un incident décida définitivement de sa vocation. Il avait une sœur que compromirent les trop galants procédés d’un officier de la garnison. Quoique Jacques n’eut que 16 ans, il alla provoquer le personnage. Celui-ci refusa de se mesurer avec un si jeune adversaire et allégua pour justifier son refus qu’il ne se battait qu’avec des militaires. Quelques semaines plus tard, Gouault obtenait un brevet de sous-lieutenant dans la gendarmerie royale. Il se trouvait ainsi l’égal de celui qu’il accusait d’avoir outragé sa sœur et revenait le provoquer. Jacques fut tour à tour sous-lieutenant, lieutenant, capitaine, aide-major général et chef d’escadron avec rang de lieutenant-colonel. Il se vantait d’avoir, en mars 1804, au moment de l’arrestation du duc d’Enghien, offert sa tête pour sauver celle de ce malheureux prince. Rentré de l’émigration, il s’était réinstallé à Troyes, marié en 1813 « avec une femme riche et jouissant de l’estime générale », et sur la proposition du préfet, Gouault avait été nommé par décret impérial, commandant de l’une des cohortes urbaines qu’on venait de former. Mais, à Paris, on était moins confiant qu’à la préfecture de Troyes dans la sincérité du dévouement de Gouault. Après réflexion, le décret qui le nommait fut annulé. Privé de son commandement, croyant à la chute prochaine de Napoléon, il ne cherchait qu’une occasion d’affirmer sa foi politique. Cette occasion, c’est le marquis de Widranges qui vint lui offrir. A l’entrée des alliés, celui-ci avait arboré un drapeau blanc sur sa maison et pressé le maire de Troyes, en vain d’ailleurs, de l’arborer sur les murs de la ville. Puis, décoré de la croix de Saint-Louis, distribuant dans les rues une proclamation de Louis XVIII, il s’était rapproché du petit groupe d’émigrés français attachés à l’état-major de l’empereur Alexandre de Russie. Ils connaissaient son nom comme celui d’un fidèle serviteur des Bourbons et il ne fallut que peu d’instants pour créer entre lui et ces revenants des relations confiantes et cordiales. Ils convainquirent Widranges que le désir des souverains alliés était de connaître le vœu des Français, quant au gouvernement futur de la France. De cette conviction naquit dans sa pensée le dessein d’obliger la ville de Troyes à se prononcer en faveur de la royauté. Dans un mémoire explicatif de sa conduite, il affirme qu’ayant consulté le prince de Wurtemberg, Scwartzenberg et Metternich, ils approuvèrent ses intentions et l’engagèrent à y donner suite. « On doit supposer qu’avec la légèreté et l’inconscience dont témoigne si souvent la conduite des émigrés, il prit ses propres désirs pour des réalités ». Décidé à agir, et pour donner à son intervention plus d’autorité, il s’occupa de grouper quelques royalistes disposés à le suivre dans la voie périlleuse où il s’engageait. Gouault était le premier auquel il songea. Emigré comme lui, comme lui chevalier de Saint-Louis, Gouault, à son exemple, s’était empressé, à l’entrée des alliés, de porter sa croix. En outre, ayant servi l’un et l’autre dans l’armée de Condé, ils se connaissaient et avaient des souvenirs communs. Gouault accepta sans hésiter les propositions de Widranges. Ensemble, ils multiplièrent leurs efforts en vue de recruter des adhérents.
Ils se heurtèrent d’abord à des refus, et notamment celui du maire Nicolas Piot de Courcelles. Cependant, quelques royalistes adhérèrent au projet et signèrent l’adresse qu’il s’agissait de présenter aux souverains alliés : «… Sires les habitants de la ville de Troyes se sont toujours distingués par leur attachement pour leurs souverains… ils manifestent leur vœu pour le rétablissement de la dynastie des Bourbons. Maîtres du royaume, Sires… donnez à l’univers un exemple de magnanimité… en rendant à la France son roi, ses lois, sa religion, vous lui assurerez le bonheur et à l’Europe une longue paix… ».
Les signataires n’étaient que 11 et n’avaient donc pas eu mandat de parler au nom des habitants de Troyes. Le 11 février ils se rendirent à l’audience des princes, mais le tsar répondit au nom des alliés que cela était prématuré, qu’ils n’étaient pas venus pour donner un roi à la France : «… Attendez quelques jours Messieurs, nous serons à Paris. Laissez la capitale se prononcer, vous imiterez son exemple et vos princes sauront que depuis notre entrée sur le territoire français, votre ville a été la première qui ait redemandé son roi ».
Le jour même, Widranges quittait Troyes. Ce départ fut interprété comme un acte de prudence, et les autres signataires de l’adresse, à l’exception du chevalier de Gouault prirent leurs mesures pour être prêts à s’enfuir si la fortune des armes redevenait favorable à l’Empereur et le ramenait victorieux à Troyes. Gouault refuse énergiquement de suivre leur exemple. Il dit qu’il ne peut abandonner sa femme et son beau-père, ni la surveillance de ses intérêts et qu’au surplus, il n’a rien à craindre. Il n’a pas conscience du caractère coupable de la démarche à laquelle il s’est associé ni de la sévérité avec laquelle la jugent ses concitoyens qu’ont exaspéré les traitements odieux que leur font subir les alliés. C’est ainsi que par excès de bravade il se voue lui-même à la mort.
Tandis que le petit groupe royaliste s’efforce de gagner les souverains alliés à la cause des Bourbons, l’Empereur avait, en quelques jours ramené la victoire. Du 9 au 22 février, il fut constamment vainqueur. Alors que l’armée de Blücher est en désarroi, l’Empereur réapparait à Troyes, confiant dans un succès définitif qui délivrerait le territoire français de l’ennemi. Cette confiance, tout disposait les Troyens à la partager. Dès le 20 les souverains quittaient Troyes où ils ne se considéraient plus en sûreté. Le 23, les Troyens apprennent la prochaine arrivée de l’Empereur. A ce moment, les royalistes s’éclipsent, se dispersent. En quelques heures ils ont disparu, à l’exception du chevalier de Gouault.
Le prince de Wrède commandant les troupes ennemies charge le maire et ses adjoints de se rendre auprès de Napoléon pour l’avertir que la ville sera évacuée dans la nuit, mais que s’il veut y entrer plus tôt, elle sera incendiée. Cette menace décide l’Empereur à retarder sa prise de possession. Il passe la nuit dans un faubourg, tandis que le prince de Wrède fait opérer la retraite de ses soldats. Le 24, l’avant-garde impériale apparaît dans les faubourgs de Sainte-Savine et de Saint-Martin. Ces soldats sont acclamés, « mais les acclamations redoublent à l’aspect de l’Empereur ». Cette foule escorta l’Empereur jusqu’à la rue du Temple (Général Saussier), où ses appartements étaient préparés dans la maison qu’il avait déjà habitée (Cours St François de Sales). Il fait appeler le maire et le procureur impérial et leur demande s’il est vrai que, pendant le séjour des alliés, des habitants de Troyes, anciens émigrés, ont fait une démarche auprès des souverains étrangers en faveur des Bourbons, comme il l’a appris : « S’ils sont coupables du crime qu’on leur impute, qu’ils soient châtiés sans retard. Ils seront déclarés traîtres, jugés, condamnés à mort et leurs biens seront confisqués ». Un mandat d’arrêt est lancé contre le marquis de Widranges, mais il est déjà loin. A 9 heures du matin, Gouault est conduit à l’hôtel de ville pour être jugé, le peloton d’exécution est prêt. Il reconnait les entretiens et les relations qu’on lui impute. Le jugement le condamnant à être passé par les armes et ordonnant que l’exécution serait immédiate, fut affiché à 100 exemplaires dans le département de l’Aube, avec cette en-tête : « Traître à la patrie ».
Le jugement rendu, ses amis, sa femme s’étaient précipités pour essayer de parvenir à l’Empereur, afin de solliciter sa grâce. Ils voulurent s’adresser à un lieutenant de l’état-major impérial, Adrien de Mesgrigny dont la famille tenait un rang considérable dans l’Aube depuis plusieurs siècles (voir ce chapitre). Lorsqu’ils se présentèrent à la résidence de l’Empereur, il leur fut répondu que Sa Majesté dormait. Dormait-il ? Selon la tradition, la clémence de l’empereur se serait-elle exercée ?
Lorsque l’aide de camp arriva sur la place du Marché au Blé (place Jean Jaurès) où devait avoir lieu l’exécution, porteur de l’ordre d’y surseoir, le chevalier Gouault n’existait plus. Son cadavre gisait au chevet de l’Eglise contre laquelle il venait d’être fusillé, après avoir traversé la ville, vêtu d’un habit vert auquel était accrochée sa croix de Saint-Louis, la poitrine couverte d’un large écriteau « Traître à la patrie ». Il était mort bravement, en soldat et en royaliste, et avait voulu commander le feu, et on l’avait entendu crier : « Vive le roi ! Vive les Bourbons ! ». Dans l’acte de décès daté du 25 février et conservé à l’état-civil de la ville de Troyes, il est dit que « le jour d’hier, heure de 2 du soir, Jacques Gouault, militaire retiré, âgé de 57 ans, a été trouvé mort sur la place du Marché au Blé par 2 sergents de ville ».
Le souvenir de la tragique aventure du chevalier de Gouault s’est conservé longtemps parmi les Troyens, mais ce douloureux épisode de la campagne de 1814, est bien ignoré aujourd’hui, comme un chapitre de l’histoire des émigrés.
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