Tous les ans aux Rogations, la procession de l'abbaye de l'abbé Forjot promenait dans les rues de Troyes un dragon qu'on appelait « la Chair salée ».
Diverses traditions se disputaient l'explication de ce nom singulier. Les uns disaient que la bête promenée dans la ville à cette époque était la figure d'un monstre dont saint Loup avait réellement délivré le pays et dont on avait dû saler la carcasse.
Les autres n'y voyaient qu'un emblème d'Attila, dont le saint évêque avait fléchi le courroux, ou plutôt le symbole de l'hérésie pélagienne qu'il avait terrassée dans la Grande-Bretagne.
La Chair salée devait être gâtée du temps de Forjot, car ce célèbre abbé fit faire un beau dragon tout neuf, en bronze léger. Ce monstre avait un corps couvert d'écailles, une tête hideuse, des yeux rouges et enflammés qui semblaient sortir de leurs orbites, une gueule démesurément grande, de longues ailes et une queue recroquevillée. Il ouvrait la gueule, battait des ailes et agitait la queue au moyen de ficelles passées dans l'intérieur du bâton sur lequel il était fixé.
Le premier jour des Rogations, couronnée de fleurs, ornée de guirlandes, la Chair salée traversait la ville comme une fiancée. Ses ailes battaient, sa queue s'agitait, sa mâchoire surtout s'ouvrait pour recevoir les échaudés et les craquelins que lui jetaient les bambins à son passage, et que mangeait naïvement le porteur.
Le deuxième jour, elle se mariait et marchait en tête des bannières, parée de rubans et de pompons.
Le troisième jour, elle s'avançait dépouillée de ses ornements, les yeux éteints, la gueule béante, les ailes et la queue pendantes. Ce jour-là, c'étaient réellement ses funérailles, la veille de sa salaison pour l'année suivante.
Le mardi 20 mai 1727, les religieux de Saint-Loup, qui, le lundi, avaient porté le dragon séculaire à la station de Saint-Nicolas, se présentèrent à Saint-Pantaléon. M. François, prêtre du diocèse de Châlons, récemment curé de cette paroisse, attendait la procession à la porte de son église, pour présenter l'eau bénite à chacun des chanoines. Il entendit les battements des ailes du monstre et les cris des enfants qui lui jetaient des échaudés. A la vue de la Chair salée et de ce tumulte, il proteste contre l'usage et veut interdire même l'entrée du cimetière au porteur. Le père Copin, qui représentait alors les religieux de l'abbaye, s'avance, alléguant la coutume, et ordonne au porteur de poursuivre son chemin. Mais le curé François résiste et, soutenu par quelques chanoines, force le monstre inoffensif à se retirer dans le charnier de l'église.
Deux mois après ce sanglant outrage, le chapitre s'assembla. « La Chair salée » fut solennellement proscrite par Monseigneur Jacques-Bénigne Bossuet, et vendue quelque temps après à un chaudronnier qui la détruisit et en employa les débris pour les ouvrages de son art.
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