La Tisseranderie comptait à Troyes, vers l’an 1650, jusqu’à 1.600 métiers battants. En 1894, cette industrie tend à disparaître. Un journaliste écrit alors : « A peine entendons-nous de loin, en loin partit de quelques caves garnies de fenêtres, le bruit rythmé des marches mobiles sur, lesquelles piétinent de rares tisserands. Le tapage cadencé a été remplacé par le cri strident du métier de bonneterie. Puisse ce dernier ne pas suivre l’exemple de son aîné ! ».
Grâce à de vieux parchemins, j’ai pu reconstituer cette époque : certaines rues, telles que la rue de la Pierre, la rue Surgale, la rue de la Corterie, semblaient consacrées à la Tisseranderie. Chaque maison avait son atelier souterrain, où l’ouvrier était obligé de passer sa vie, au grand avantage de son industrie, mais au détriment de sa santé. Cependant, il n’était pas rare de voir des tisserands atteindre un âge avancé. Les qualités morales du peuple contrebalançaient souvent ce que les conditions hygiéniques pouvaient avoir de défavorable. Le dernier tisserand de la rue Surgale, Cadet Douge, vivait encore en 1825. La maison qu’habitait ce « débris du XVIII° siècle », avec sa fille Claire, avait conservé tous les caractères de l’ancienne architecture troyenne. Au-dessus de la cave, qui servait d’atelier, se trouvait un rez-de-chaussée avec un couloir à gauche. Sur la rue, un clayon léger protégeait, contre l’invasion des chiens et des poules, une grande chambre dont la porte était toujours ouverte, et dont le principal ornement, la fille brune de Cadet Douge, faisait souvent se retourner les passants. De l’extérieur, on apercevait le mobilier simple, mais luisant de propreté, le lit à colonnes, la maie, le dressoir chargé de faïences peintes. La cheminée, sous son chambranle en bois abritant un petit fourneau portatif. La croisée à guillotine était garnie de rideaux orange, rayés de blanc. Une pièce moins grande donnait par derrière sur un petit jardin que bordait la rivière du Pont-aux-Cailles. L’escalier, muni de l’indispensable corde qui tenait lieu de rampe, était raide comme celui d’une tour d’église. Il aboutissait, au premier étage, à une espèce de passage non fermé qui donnait accès à 2 petites chambres éclairées sur la rue, et occupées par des familles d’ouvriers. Le passage, à la fois corridor et balcon, servait à des usages variés. Des cordes tendues d’un poteau à l’autre, étaient toujours garnies de linges qui séchaient. On y plaçait mille petits objets de ménage, des « bassots », comme on disait en vieux troyen. Mais c’était avant tout le lieu où se débitaient, entre voisines, tous les commérages du Quartier Bas. Le second étage était, autrefois, un vaste grenier. Le progrès de la civilisation et l’art du propriétaire y avaient pratiqué des mansardes. Coiffez le tout d’un toit ogival, pignon sur rue, dessinez en votre esprit les marelles apparentes de la façade avec les fenêtres à meneaux, et vous aurez l’image exacte de la maison que l’on a démolie pour la remplacer par la maison qui porte le n° 20. Depuis plus d’un siècle, le rez-de-chaussée n’avait pas cessé d’être occupé par un Douge. Tous ces braves et heureux tisserands semblaient faits sur le même patron. Le vénérable habit qu’ils endossaient aux bonnes fêtes n’avait plus d’âge. Jamais on n’aurait pu appliquer plus justement la vieille devise : tel père, tel fils. Chaque jour, la cave s’ouvrait, se fermait à une même heure. Ce que le père avait fait, dit, raconté, chanté, pensé, le fils le faisait, disait, racontait, chantait, pensait. Rien de plus gai que la demeure de Cadet Douge. Il avait conservé la bonne habitude de chanter en travaillant, et, le soir, les habitants de la rue venaient causer devant sa porte, sur un banc de bois, ou bien, faisaient cercle autour de lui, car il était très conteur, et, il avait beaucoup vécu, il avait beaucoup vu. Membre d’une pieuse confrérie, il allait à la grand’messe le dimanche, avec sa fille Claire. C’était merveille de voir « le vieillard », avec ses petits yeux spirituels, mais bons, secouer son bonnet noir comme pour marquer la mesure, quand il entonnait bravement les chants que le vieux temps avait consacrés à chaque fête de la religion. A Noël, son ardeur redoublait, et toute la rue était en liesse quand il chantait de sa plus belle voix les noëls les plus joyeux. Le 28 décembre 1825, grand émoi dans la rue Surgale. Malgré la rigueur de la saison, les bonnes femmes du quartier restèrent presque toute la journée sur leur porte, et la maison de Cadet Rouge retentissait des accents d’une folle gaieté. On trinquait, on buvait, on riait, des voix nombreuses et brillantes se mêlaient en un concert souvent discordant, toujours confus. Cadet Douge mariait sa fille. Les joyeux compères du quartier avaient fêté dignement la solennité, buvant chantant, au milieu des éclats de rire.
De ce mariage naquirent de nombreux enfants. Mais le choléra de 1832 enleva Cadet Diouge et sa fille (826 habitants décédés en quelques mois).
Avec lui disparaissait toute une race d’hommes. On ne trouva plus de ces vieux tisserands troyens, qui n’avaient d’autres passions que le goût du travail et l’amour de leurs enfants.
Depuis qu’un modeste convoi a suivi Cadet Douge à sa dernière demeure, on peut dire que la vieille race des tisserands de la rue Surgale s’est éteinte avec lui !
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