En 1836, il y a presque 200 ans, la Société Académique de l’Aube prit l’initiative de récompenser une action « qui honore le département, en produisant au grand jour un bel exemple de charité chrétienne, un acte de véritable philanthropie que son auteur a continué et enseveli durant 20 ans, dans un modeste secret ».
Je vous donne un résumé du compte-rendu de cette belle histoire, qui fait honneur à la commune de Buchères.
« Deux pauvres ouvriers, au prix des plus cruels sacrifices, des plus douloureuses privations, arrachent un orphelin à la misère, aux suites funestes de l’abandon, et lui donnent, avec la subsistance matérielle, la leçon et l’exemple du travail, des mœurs pures, de l’ardente charité : ce sont les époux Lévêque.
C’est en 1817, année de douloureuse mémoire, où les maux affreux de la disette étaient aggravés par les désastres encore saignants de la double invasion.
Un fils venait de naître au sieur Guinot, artiste dramatique attaché au théâtre de Troyes, et le lendemain de sa naissance, cet enfant fut porté chez les époux Lévêque, manouvriers dans la commune de Buchères.
Ses parents avaient promis de payer dans 8 jours, le premier mois de nourrice, mais le mois s’écoule et Guinot ne paraît pas.
Inquiet d’une absence qui lui fait présager un cruel abandon, Lévêque se rend à la ville où il apprend que Guinot et sa femme sont partis depuis 1 mois.
Que va devenir leur malheureux enfant ? Le cœur du brave homme a bientôt répondu, il l’adoptera, il travaillera chaque jour quelques heures de plus, il prendra sur sa nourriture pour fournir à la subsistance de l’orphelin. Cependant, la disette augmentait, les objets de première nécessité étaient portés à un prix qui désespérait l’indigence. Touchés de la détresse des époux Lévêque, leurs amis, leurs voisins les pressèrent ou de déposer l’enfant à l’hospice ou de recourir à la charité de la paroisse. « Cet enfant, c’est le nôtre, et nous essaierons tout ce que pourra faire notre amour pour lui, avant de recourir à la charité de personnes moins intéressées que nous à son existence ».
Ils ne purent exécuter cette résolution qu’en vendant la plupart des objets mobiliers qui composaient leur modeste ménage. Bientôt la disette cessa, ce qui permit, avec un travail opiniâtre, de leur fournir au moins le pain de la journée : « ils n’entendront plus les cris déchirants de la faim, et les doux sourires, les caresses de leur fils adoptif, les dédommageront de toutes leurs peines ».
Ainsi s’écoulèrent quelques années de bonheur pour la vertueuse famille. Mais une maladie terrible vint clouer sur un lit de douleur l’unique soutien de cette famille. Pendant les années 1823, 1824 et 1825, Lévêque, attaqué d’un mal réputé incurable, resta 27 mois sans pouvoir se livrer au plus léger travail. Ils n’avaient plus rien à vendre, il leur fallut emprunter pour ne pas abandonner l’orphelin dont les besoins croissaient avec l’âge.
Quand Lévêque eut recouvré la santé, il s’empressa de faire apprendre un travail à l’orphelin, et les époux achetèrent, par encore plus de privations, les moyens d’être utiles à leur fils adoptif. Déjà le jeune Guinot trouvait dans son travail de quoi suffire à ses besoins, mais ce travail était pénible et peu lucratif. Les époux Lévêque s’imposèrent de nouveaux sacrifices, espérant assurer à l’orphelin un meilleur sort. Ils le mirent en état d’entrer comme élève-maître à l’Ecole Normale (voir ce chapitre). Le Conseil municipal de Troyes accorda une bourse au jeune homme, mais son entretien resta encore 2 ans à la charge des vertueux époux dont la fortune ne s’était pas améliorée.
Tous ces faits sont attestés par le Maire, par le Curé, par le Conseil municipal de Buchères, et même par tous les habitants de la commune. C’est pourquoi, la Société d’Agriculture proposa cette famille à l’Académie Française et des Sciences, pour l’attribution de la « médaille de vertu Montyon ».
Jean-Baptiste de Montyon avait fondé en 1782 trois prix : scientifique (décerné jusqu’en 2010), littéraire (jusqu’à 2017), et de vertu (jusqu’en 1936), à remettre à des personnes méritantes.
La proposition est faite car « non seulement les époux Lévêque, et à quel prix ont 20 ans entiers nourri, entretenu, fait instruire l’orphelin, mais ils lui ont encore donné la leçon et l’exemple des plus estimables vertus ».
Le directeur de l’école Normale, ému par la sensibilité du jeune homme, dont les larmes de reconnaissance mouillaient ses yeux au seul nom de sa famille adoptive, lui ménagea une occasion de faire le bien. Quand son tour fut venu de donner des leçons aux classes d’adultes annexées à l’école normale, il choisit pour lui la division la plus pénible, qui se composait d’une quinzaine de petits ramoneurs et de malheureux ouvriers ne sachant pas lire. Guinot avait compris sa pensée. Jamais la classe ne fut faite avec autant de zèle et de dévouement. La semaine écoulée il apporta ses notes et pria le directeur, avec émotion, de le charger encore 8 jours de cette classe. Il le lui permit, et il se montra si heureux de cette faveur qu’il fut chargé exclusivement de cette division.
« Depuis 3 mois, il achète chaque soir, au prix de 2 heures de sommeil, le bonheur d’être utile, et c’est ainsi qu’il acquitte, autant qu’il est en lui, la dette qu’il a contractée. C’est pourquoi la Société d’Agriculture de l’Aube propose à l’Académie française les époux Lévèque pour un prix Montyon ».
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