En hommage au docteur Bordes, ancien Conseiller Général du canton d’Essoyes.
Pierre Pétré, ancien directeur d’école a raconté sa vie : « Il était notre plus proche voisin. Soudain, la porte donnant sur la cour commune grinçait et le vieux docteur apparaissait. La plupart du temps, il était enveloppé dans une grande houppelande bleu foncé et portait le béret basque incliné sur l’oreille. Légèrement voûté, il marchait à pas lents, semblant ignorer le reste du monde.
Il paraissait continuellement préoccupé par la santé de ses malades. Les gens disaient : « C’est un fameux docteur, ce n’est pas souvent qu’il enterre un malade ». C’était vrai. Il fut non seulement un homme d’une rare compétence, et d’un dévouement exceptionnel, mais sous un aspect bourru, il cachait un grand cœur. Il parcourait la campagne à pied, hiver comme été. Pour se rendre dans les villages voisins, il prenait le petit train. Parfois, on venait le chercher avec un cabriolet.
Nuit et jour à la disposition de ses malades, il ne semblait vivre que pour eux. Combien lui doivent aujourd’hui d’être encore en vie ! Combien lui doivent d’avoir vu le jour sous des auspices favorables ! Tout le monde lui parlait avec respect. Il répondait par quelques paroles, prononcées avec cet accent basque qu’il avait toujours conservé. A ses mauvais clients, il envoyait 2 ou 3 fois la note de ses honoraires, puis, s’il n’était toujours pas payé, il oubliait… C’est ainsi qu’il resta assez pauvre, malgré un labeur acharné.
Confident de ses malades, il demeurait toujours très discret. Il connaissait parfaitement toutes les familles de la région qu’il soigna pendant plus d’un demi-siècle. Aussi, en savait-il long sur bien des gens et sur leur hérédité. On allait quêter chez lui un conseil, un renseignement, et tous étaient accueillis avec gentillesse et simplicité. Combien de fois ai-je entendu grincer la porte la nuit, même lorsqu’il eut atteint un âge très avancé.
Rentré chez lui, le vieux docteur, scrupuleux à l’extrême, se plongeait dans ses livres, étudiait le cas grave qui venait de surgir. Inquiet, il ne pouvait trouver de repos, et, quelques heures après, il repartait toujours seul, dans la nuit, la pluie ou la neige.
Ses moyens étaient alors bien faibles. Pas d’antibiotiques, pas d’appareil de radiographie. Une médication sommaire et pas toujours efficace. Aucune possibilité d’envoyer ses malades à l’hôpital. Il luttait seul. Il combattait seul la maladie, la souffrance physique, les préjugés des paysans, avec son savoir, toujours renouvelé, avec son courage, son énergie de vieux basque, opiniâtre et têtu. Dans la plupart des foyers paysans, on ne connaissait que l’aspirine, le vin « Decesse », un fortifiant, la limonade purgative, et la teinture d’iode, pour désinfecter et cautériser les plaies. Les spécialités pharmaceutiques étaient rares, le vieux médecin composait lui-même les sirops, les cachets, onguents et différents remèdes.
Un soir, alors que mon frère et moi jouions dans la cour, à notre grand étonnement, lui qui ne s’arrêtait jamais, s’immobilisa soudain. La balle frappait le mur de notre grange et, lorsqu’elle rebondissait, lestement nos raquettes la renvoyaient. Nous courions agiles et adroits comme de jeunes chats. Il nous regarda un instant, puis dit avec un petit sourire : « Dans mon pays on joue aussi à la pelote ! ». Et il repartit, reprenant vite son air soucieux.
Ce mélancolique sourire, né à l’évocation du lointain pays, je ne devais jamais l’oublier... Et ce soir là, en regardant disparaître dans la nuit tombante, la silhouette encapuchonnée, encore un peu plus voûtée, je suis resté rêveur, triste d’avoir, sans le vouloir, causé quelque peine à notre cher vieux docteur ».
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