Au XVIII° siècle, les bergers du modeste village de Savières prèsTroyes, avaient la spécialité de soigner les gens comme les bêtes. Etait-ce un effet de leur ignorance et de la simplicité de leurs drogues ? Quoi qu’il en soit, tous leurs malades ne mouraient pas ; les médecins de ce temps-là ne pouvaient probablement pas en dire autant. Or, en 1767, un de ces bergers se révéla tout-à-coup pour un maître homme. Il s’appelait Pierre Richard. C’était un vieux garçon de 50 ans, né le 20 septembre 1716 à Savières, « épais d’esprit et laid de visage ». On le nommait Pierrot par moquerie. Aucune fille n’avait jamais voulu entendre parler de se marier avec lui. En vieillissant, il prit pourtant quelque expérience, et, pour certaines choses, devint « madré comme un renard ». Pour se faire valoir, il eut l’idée d’exploiter la naïveté des bonnes gens de l’endroit, et s’avisa de les guérir au moyen d’eau bénite. Le remède était nouveau, il avait du merveilleux, il était à la portée de toutes les bourses et de toutes les intelligences, sans être plus mortel pour cela, toutes raisons pour être employé. On l’employa. Etant inoffensif, il ne tua pas. Ne tuant pas, on s’imagina qu’il guérissait. « Voilà tous les malades coiffés de Pierrot ». On lui donne à grand fracas un brevet de guérisseur, et, comme il guérissait par l’eau bénite, on le proclama faiseur de miracles. Notre rusé berger flaira là une bonne affaire. Pour accréditer cette croyance dans le pays, il se fit dévot et se mit à fréquenter l’église. Il s’y montrait béatement en oraison, il allait même jusqu’au ravissement, comme il convenait à un personnage doué du pouvoir de guérir les malades. On commença bientôt à le regarder comme un saint. Une aventure assez singulière vint enfin fortifier cette opinion. Pour être un fameux faiseur de miracles et un prôneur convaincu de l’eau bénite, Pierrot n’en était pas moins amateur de bon vin, comme un vrai profane. Il s’en donnait souvent jusqu’à « la joyeuseté et parfois jusqu’à la divagation ». Mais, même dans les heures les plus incongrues, le bonhomme avait la clairvoyance de soutenir son rôle et de sauvegarder les apparences. Au surplus, s’il était surpris en flagrant délit, il lui restait la ressource de faire passer son ivresse pour le transport de l’inspiration ou de l’extase. Un jour, Pierrot étant ivre, s’en vint à l’église. Il se signa, s’agenouilla, se recueillit et… s’endormit. Il roula par terre et disparut sous les larges bancs de la nef. Le soir, le sonneur fit sa ronde accoutumée. Ne voyant personne, il crut l’église déserte et ferma la porte sur le dormeur. Le lendemain, quand il revint à l’heure de l’angélus, grande fut sa surprise en trouvant notre homme prosterné devant l’autel et absorbé dans la prière. Pierrot, ayant cuvé son vin, s’était trouvé très perplexe à son réveil. Mais, en fin matois qu’il était, il avait bien vite pris son parti et s’était composé un maintien de circonstance. « C’est, dit-il au sonneur, un ange qui a daigné m’introduire ici, les portes fermées ». Le sonneur crut entendre parole d’évangile. Il s’en alla, émerveillé, crier miracle par tout le village, et les bonnes gens s’engouèrent de plus belle de leur guérisseur. Sa renommée gagna de proche en proche. Pierrot ne fut plus Pierrot, ce fut désormais le « Saint de Savières ». En 1768, on accourait vers lui de tous les coins de Champagne, la Bourgogne se mit de la partie en 1769, puis la Brie, l’Ile-de-France, la Picardie, la Normandie, la Flandre, jusqu’au Lyonnais et au Dauphiné. En 1769, le subdélégué à l’intendance de Troyes écrivait à son supérieur de Châlons que Pierre Richard recevait de 500 à 600 personnes par jour. Le « Journal Encyclopédique » d’avril 1773, nous apprend que les chemins étaient couverts de malades qui venaient chercher la santé à Savières. Les riches et les pauvres s’y pressaient pêle-mêle, c’était de véritables caravanes, les auberges regorgeaient de monde. A certains jours, les infirmes se succédaient par centaines dans les rues du petit village. Tous ces malades étaient complètement en faveur du guérisseur. Ils fermaient même les yeux sur un genre de relation dont les saints ne sont pas coutumiers. Pierrot, qui n’était pas marié, entretenait des rapports suivis avec une femme de son voisinage. C’était une commère déjà mûre, veuve d’un certain Jean Protot, peu attrayante et très bigote, et avec cela âpre au gain et perdue de dettes. Bientôt l’intimité devint si étroite, que Pierrot s’en vint loger chez la veuve. Cela faisait un couple bien assorti, mais, comme il n’avait pas subi l’épreuve du sacrement, on jasait quelque peu, surtout à Savières. Les malades n’en affluaient pas moins. Le bonhomme se donnait tout entier à son rôle. Il s’était établi dans une mauvaise chaumière dont l’aspect bizarre devait frapper les imaginations. Un cuvier lui servait de siège, un tonneau avait été métamorphosé en bureau, le reste du mobilier était aussi étrange. Les visiteurs faisaient la queue à la porte et n’étaient admis qu’un à un près du guérisseur. La femme les introduisait l’un après l’autre. Le saint écoutait ce qu’on lui disait, indiquait le remède et congédiait lestement son monde. Il ne demandait presque jamais d’argent. Mais, quand la consultation était achevée et que les clients sortaient, la veuve avait soin de leur présenter un gobelet où ils devaient déposer une offrande. Lorsque l’affluence était considérable, il y avait quelque fois du tumulte. Alors, le saint quittait son cuvier et sa masure, pour se montrer à la foule. Sa présence suffisait ordinairement pour ramener le calme. Il parcourait les rangs pour distribuer ses ordonnances. D’autres fois, il était obligé d’user d’un moyen plus expéditif. Il se juchait sur un vieux sureau qui se trouvait à sa porte. Chacun comparaissait devant lui, recevait sa décision, puis passait devant son introductrice, qui tenait le gobelet. Pierre Richard donnait ses audiences de 4 h du matin jusqu’à 5 h du soir. Il prétendait n’avoir rien bu ni mangé jusque là. Mais, les gens bien informés ne lui reconnaissaient pas cette sobriété. Ses remèdes étaient tout à fait insolites et dignes d’un charlatan. Tantôt, il faisait placer sur la partie malade un linge plié en 5 et trempé dans l’eau bénite. Tantôt il y faisait dégoutter la cire d’un cierge consacré. Il déclara lui-même que ses remèdes se réduisaient à de la cire d’un cierge de la Chandeleur mêlée dans l’eau bénite et dans un onguent composé de cire neuve, poix blanche, térébenthine, huile de chènevis et graisse de porc mâle mêlés et fondus ensemble. Mais il y ajoutait invariablement force prières. Il disait le plus souvent au malade : « Mon ami, priez Dieu de vous bénir, buvez de l’eau bénite, faites dire des messes, réciter l’oraison du bienheureux saint Parre(martyrisé au III° siècle non loin de Troyes) ». Il ordonnait aussi des Pater et des Ave, des Crédo et des Sancta, mais toujours en nombres impairs. Etant donné les remèdes inventés par ce guérisseur, le succès était fort improbable. Lorsque l’on n’était pas guéri, on ne s’en prenait pas au charlatanisme du faux guérisseur, on s’imaginait avoir manqué de foi. Après une année, ces déplacements du peuple éveillèrent l’attention de l’autorité. L’intendant de Champagne demanda à son collègue de Troyes de lui dire ce qu’était ce saint de Savières. On envoya la maréchaussée aux informations. Pierrot prit peur et se cacha. Le bruit se répandit à Savières et aux environs, qu’on allait enlever Richard. Le 15 juillet 1769, les paysans l’escortèrent jusqu’à Troyes, pour prendre sa défense en cas de besoin. Pierre Richard subit un interrogatoire. Il avoua que personnellement « il était intimement persuadé de l’intervention de Dieu dans l’instant de son opération lorsque ses prières se joignaient en lui avec la foi et les prières du malade ». Le saint s’engagea à ne voir désormais aucun malade qui ne fut porteur d’un billet du subdélégué. En septembre, Pierre Richard, oubliant sa promesse, débita ses ordonnances à tous ses malades. Il fut convoqué de nouveau à Troyes le 23 novembre. Le subdélégué intervint alors auprès de l’évêque de Troyes, Mgr Claude, Joseph de Barral, et l’engagea vivement à s’occuper de cette affaire : « Tout cela vous regarde plus que moi. Pierrot n’ordonne que des prières avec de l’eau bénite, toutes choses qui sont du ressort ecclésiastique et avec lesquelles l’intendance n’a rien à démêler ». L’évêque commanda une enquête qui dévoila pleinement l’imposture du prétendu saint. Le prélat écrivit au ministre et lui conseilla d’éloigner Pierre Richard pendant quelques temps, afin de faire l’oubli sur cette réputation malsaine. On s’aperçut peu à peu que les pauvres gens guéris par Pierre Richard n’en mouraient pas moins de leur maladie. L’engouement cessa. En janvier 1770, aucun habitant de Troyes ne recourait plus au saint de Savières, et en février, il n’y avait plus que 15 à 20 personnes. Comme on parlait toujours de ses relations avec la veuve chez qui il demeurait, Pierrot crut faire tomber les mauvais bruits en se mariant avec elle. De son côté, la veuve qui était pauvre et chargée de dettes, s’imagina qu’en devenant la femme du guérisseur, elle passerait du dénuement à l’opulence. Le mariage eut lieu le 20 février 1770. Ce ne fut plus qu’un charlatan, un imposteur. Le lendemain des noces, on vint le menacer de le traîner en prison, s’il ne payait pas les dettes de sa femme. Ce fut fini en un clin d’œil, la renommée du saint s’effondra, et il redevint « Pierrot comme devant ». On le renvoya à ses moutons et il ne fut plus question de lui. Il mourut 18 ans après. Sa vogue n’avait pas duré 3 ans !
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