Le 19 décembre 1880 mourait en son domicile du Cloître-Saint-Etienne à Troyes, le chanoine Paul-Sébastien Millet, fondateur de la Congrégation de Notre-Dame du Bon Secours, qui a continué l’œuvre des garde-malades qu’il entreprit à Arcis il y a 176 ans. Il était né au Plessis-Mériot, le 21 mai 1797. Son père, Denis Millet, était de Maizières-la-Grande-Paroisse, mais par suite de l’incendie de la ferme paternelle, il s’était installé dans le village de son épouse, née Anne Picard. Ils avaient déjà 2 enfants : Pierre, de constitution délicate, qui fut instituteur à La Chapelle-Flogny (Yonne), puis percepteur rural d’Arcis, et Anne, une fille énergique qui, à son mariage avec Pierre Besançon, reprit l’exploitation de ses parents. On est alors sous le Directoire : il y a 1 mois que Bonaparte a terminé son audacieuse campagne d’Italie par les préliminaires de Leoben, et dans 5 jours, le gouvernement va se débarrasser des extrémistes de gauche en faisant exécuter Gracchus Babeuf. Mais les élections de l’été seront de tendance si royaliste que les directeurs les casseront. Les persécutions religieuses de la terreur ont cessé, le culte a repris partout malgré les décrets, des prêtres partis en exil sont même revenus. Faute de desservant, au Mériot les parents de Paul Millet le portèrent aussitôt sa naissance à Meltz-sur-Seine, en Seine-et-Marne pour le faire baptiser par un capucin de Nogent qui se trouvait dans cette paroisse. L’accalmie religieuse prit fin en octobre 1797. Mais cette situation difficile n’empêcha pas Mme Millet de semer la foi et la piété dans le cœur de son cadet, qui se révéla bientôt comme un enfant doté d’un rare bon sens, d’une grande énergie de volonté et d’une riche intelligence. Il jouait avec ses camarades à dire la messe, c’était très sérieux. A Pâques 1809, il fit sa première communion à Nogent-sur-Seine. En décembre 1812, c’était un prêtre de la dernière ordination, Louis-Joseph Jacquet qui remarqua les bonnes dispositions du jeune Paul et lui proposa d’entrer au séminaire. Les parents y consentirent. Aussitôt, l’adolescent commença le latin, tout en continuant d’aider son père aux champs. Toute sa vie il restera un paysan, les 2 pieds sur terre, ruminant en silence ses projets, têtu, un peu « loup » comme dira un jour son évêque. L’invasion de 1814 vient bouleverser le Nogentais. Les Millet se réfugient un temps dans la forêt de Sourdun. Ils doivent héberger des Cosaques. En octobre, le jeune Millet peut entrer au collège de Troyes. Sa ténacité et son intelligence lui firent faire 7 années d’études en 4, et non sans remporter les premiers prix. En 1818 il entrait au grand séminaire qui venait de se réinstaller rue de l’Isle. On lui confia en même temps la classe de 5° du petit séminaire. Il fut ordonné le 31 août 1827 par Mgr de Boulogne et nommé presqu’aussitôt curé de l’importante paroisse d’Auxon qui comptait alors 2.250 habitants, et de l’annexe de Montigny-les-Monts. Il s’y dépensa courageusement, en visitant ses paroissiens disséminés en de nombreux hameaux. Plus d’une fois il partit le matin avec un morceau de pain et une pomme pour ne rentrer que le soir. Cela dura 6 mois, jusqu’à ce qu’une lettre de l’évêché le priât de devenir curé d’Arcis-sur-Aube.
Son talent oratoire le fit appeler à toutes les cérémonies des environs : le Chêne, Pouan, Nozay, Saint-Remy, Torcy l’entendirent fréquemment pour des communions, des fêtes patronales, des inaugurations de chemins de croix, des carêmes (même à Auxerre en 1838). C’était à merveille de voir à quel point il captivait les enfants du catéchisme. Sa sollicitude des malades et des pauvres est restée légendaire. Il les visitait assidûment et se montrait généreux : ses modestes revenus, des draps, ses chemises y passaient, jusque parfois ses chaussures. Comment dès lors, n’aurait-il pas songé à étendre sa sollicitude, d’autant plus qu’il constate dans quel état la maladie réduisait les familles. Chez tous ces gagne-petit d’Arcis, chez ces bonnetiers en particulier qui constituent presque le tiers de la population, un salaire en moins c’est la gêne, la maladie du père c’est la misère, celle de la mère, le désarroi.
Adélaïde Néty, le jour, travaillait à la couture avec sa mère, et s’éclipsait le soir, parfois la nuit, pour soigner quelques malades. Paul pensait : « Ne serait-il pas possible de bâtir quelque chose avec elle et autour d’elle ? ». L’idée se précisa vers Noël 1839, quand Mlle Néty lui fit comprendre qu’elle avait deviné son projet : une congrégation de religieuses qui se dévouerait pour les pauvres. Dès lors, tout se mit en route. La maison du général Ludot fut achetée en grand secret le 15 mars 1840. 10 jours après, le fondateur bénissait les locaux où étaient venues d’installer Adélaïde Néty, Marie Pichon, 2 orphelines et 2 vieilles dames. Le but était de faire du bien aux pauvres souffrants. Le projet restait encore vague. Mlle Néty se sentait plus poussée à soigner les malades à domicile, Mlle Pichon préférait une sorte d’ouvroir où l’on préparerait les enfants aux travaux de l’aiguille et le soin à quelques vieillards. La population d’Arcis, avertie, commença par applaudir. Puis 2 sortes d’opposition s’élevèrent : les anticléricaux s’alarmèrent de voir une nouvelle congrégation se former, mais surtout le doyen Jacquet devint l’ennemi le plus acharné de l’entreprise de son vicaire. Son avis, plus que défavorable, impressionna tour à tour le préfet, le sous-préfet, le vicaire général Chevalier. Mais on doit noter que le chanoine Millet eut toujours le soutien de Mgr de Séguin des Hons, alors évêque de Troyes, et d’un autre vicaire général, Etienne Roisard. En octobre 1841, une véritable tempête se leva : Paul Millet donnait le retraite aux premières religieuses et il avait admis une jeune fille de 20 ans, la propre fille de l’instituteur décédé de Villette, sans le consentement de sa mère. Le jeune maître d’école, poussé par les adversaires du vicaire, vint la chercher dès le premier soir. Pourquoi eut-il le front de déposer une plainte pour détournement de mineure ? Certains, en tout cas, attendaient l’occasion : un jeune procureur pétulant vint enquêter à la maison de la congrégation naissante, le juge d’instruction convoqua le fondateur et Honorine Colar, les opposants de Villette firent circuler une pétition, le conseil municipal d’Arcis vota la fermeture de la maison. Mais tout se termina par un non-lieu.
Cependant, la petite communauté croissait lentement : des recrues arrivaient des environs d’Arcis, de Troyes, de Chaource, de la Marne, de Paris même. Il y en eut une bonne douzaine qui persévéra. En janvier 1842, Paul et ses premières filles opta pour un but charitable peu couvert à l’époque, par d’autres organisations : les soins prolongés à domicile.
Le 17 juin 1843, 5 d’entre elles prenaient publiquement l’habit, et du coup, l’opposition tomba. Il y avait désormais trop de sœurs pour Arcis et ses environs. Surtout, le fondateur voulait prendre pied à Troyes. Mgr des Hons, quelques jours avant sa mort, acquiesça à ce projet. Le 24 octobre 1843, un étrange convoi quittait la petite-sous-préfecture : une charrette d’emprunt portait, brinquebalante, une literie, un peu de linge, une chaudière, quelques provisions et une marmite de haricots… et 4 sœurs munies de 15 francs pour leurs premiers besoins. Le fondateur servait de charretier. On s’installa tant bien que mal dans une maison louée au coin de la rue des Carreaux et de la rue des Sonnettes (aujourd’hui rue Hennequin, n° 17). Un an se passa, où les sœurs se firent connaître peu à peu des malades de la ville. Le nouvel évêque, Mgr Debelay s’intéressa à la fondation naissante. Constatant les progrès accomplis depuis 4 ans ½, il autorisa 6 des nouvelles religieuses à émettre leur première profession, ce qu’elles firent le 23 septembre 1844. L’une d’elles, originaire de Chaource, sœur Augustin, née Céline Petit Duperchoy, fut élue le jour même première supérieure générale. Elle devait mourir, épuisée par son dévouement, le 3 septembre 1850, à l’âge de 33 ans. Une enfant de Ramerupt, Zoé Houssier, nommée sœur Bernard, prit l’habit ce même jour et fut incontinent nommée maîtresse des novices. Elle succéda à mère Augustin et gouverna la Congrégation jusqu’à sa mort en 1905. Dès lors, le centre du Bon Secours était à Troyes. Il quitta le logis provisoire des premiers jours en octobre 1849, pour gagner le cloître Saint-Etienne où l’on avait pu acheter une vieille maison de 1533, dont une partie est encore conservée. Quant au fondateur, l’évêque comprit qu’il était indispensable au petit troupeau encore fragile. Le 1er octobre 1844, il était nommé curé de Pont-Sainte-Marie d’où, sans négliger ses paroissiens, il venait souvent s’occuper des religieuses. En 1851, Mgr Cœur le déchargea de cette paroisse pour qu’il pût entièrement se consacrer au Bon Secours. Les difficultés ne manquaient pas, et la charge augmentait : la réputation des sœurs les faisait demander de partout. Au cours d’épidémies redoutables de typhoïde ou de choléra, beaucoup se surpassèrent.
Il fallut fonder Bar-sur-Aube en 1846, Chaumont en 1849, Auxerre et Fontainebleau en 1851, Paris et Moulins en 1852, Evreux, Riom et Montereau en 1853… A la mort du fondateur, la Congrégation comptait déjà 101 maisons, dont 7 en Algérie, 4 en Italie, 3 en Angleterre, 2 en Belgique et 1 à Gibraltar. Curieusement, ce n’est pas l’Aube qui vit le plus grand nombre de fondations puisque, aux 3 mentionnées, ne s’ajouta que Nogent, en 1865, mais la Seine-et-Marne et la Seine où il y eut jusqu’à 9 établissements, l’Eure et la Sarthe qui en virent 5.
Sans existence légale en France, les religieuses pouvaient, à tout instant, voir leurs maisons fermées. L’autorisation civile fut accordée le 14 août 1852 par le prince Louis-Napoléon, président de la République. Dès lors, en raison des services rendus, le Conseil général vota une subvention destinée à soutenir une congrégation qui vivait pauvrement. En effet, le fondateur avait décidé que les sœurs iraient à tous, et qu’elles n’auraient aucun tarif, se contentant de l’offrande qu’on leur ferait. Dans les premières années, il y eut plus de soins gratuits que rétribués. Or, ces soins sont souvent longs. En effet (c’est là l’originalité du Bon Secours) les sœurs ne passent pas dans les maisons faire un pansement ou donner une potion, elles y vont à demeure, gardant le malade chez lui aussi longtemps que son infirmité le demande. En plus d’une tâche proprement infirmière, la religieuse du Bon Secours assure un service ménager, suppléant la mère de famille alitée à la cuisine, à l’éducation des enfants, à l’entretien de la maison. Parfois, elle est en garde plusieurs semaines, passant même les nuits s’il le faut.
En 1856, il y eut 30 prises d’habit, si bien qu’il fallut faire la cérémonie à la cathédrale. Les évêques et les prêtres eux aussi étaient favorables. Mais le P. Millet reconnut à divers signes que, sans une approbation du pape, la Congrégation risquait d’être soumise à une pluralité d’influences qui lui serait néfaste. Il décida donc de demander au Saint-Siège l’approbation de la Congrégation et de ses constitutions. Après bien des incidents, mineurs, mais accumulés, Paul Millet décida de partir pour Rome, le 27 novembre 1861. Seulement le 23 janvier 1863, le pape Pie IX accordait l’approbation demandée, sous la forme d’un « décret de louange ».
La guerre de 1870 vit les sœurs redoubler d’héroïsme de tous côtés. En cette circonstance et en d’autres, diverses médailles, pieusement conservées à la maison-mère, ont signifié la gratitude des populations.
En 1873, le fondateur, vieillissant, vint habiter au Bon Secours même, un petit appartement qui lui fut réservé. Le nouvel évêque, Mgr Cortet, appréciait les sœurs et leurs services. Il les encouragea, en 1877, à demander à Rome l’approbation de leurs constitutions, ce qui fut accordé le 16 mars. La Congrégation était alors solidement établie en droit et en fait, le fondateur pouvait disparaître : il avait rempli sa mission. Au début de 1880, ses forces déclinèrent. Il était entouré comme peut l’être un fondateur de sœurs gardes-malades, et s’éteignit doucement le 19 décembre.
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