9 septembre 1951 : le cadavre semble désarticulé comme un pantin. " Pas beau à voir ! " dit le terrassier Louis à son camarade.
Le nez arraché, tout le massif du crâne et de la face enfoncé, les maxillaires brisés, la tête de l’homme n’est plus qu’une bouillie. Un des os de la jambe a percé le pantalon. Pas de sang sur le sable, une tache brunâtre, seulement, sur un pavé des fondations de cet immeuble en construction, faubourg Croncels.
"On ne l’a toujours pas tué pour le voler, répond l’autre, c’est un clochard. Vois ses vêtements. Il n’avait sans doute pas assez bu ! Il a dû tomber de là-haut". De là-haut, c’était le 2° étage d’un escalier inachevé, sans rampe. Le commissaire et l’inspecteur l’identifient d’après les papiers dans ses poches : Ulysse Laffilée, 61 ans.
Un clochard connu de la police, car repris de justice. Les policiers sondent le voisinage. Les maçons et les terrassiers qui travaillent dans l’immeuble ne savent rien, mais une voisine, Mme Madeleine Rossinot, cuisinière chez Mme Herbin, a vu dans l’après-midi du samedi précédent (on est mardi), deux hommes pénétrer en courant dans la maison en construction, gravir l’escalier, l’un poursuivant l’autre. Puis, le plus petit ressort seul. Son visage égaré est effrayant. La mort remonte à 3 jours, confirme le Dr Blouet, médecin légiste.
Les ouvriers n’ayant travaillé ni le samedi après-midi, ni le dimanche, ni le lundi, n’ont pu découvrir plus tôt le mort. Il s’agit maintenant de retrouver le petit homme à figure effrayante : probablement le criminel.
A Troyes, les clochards se connaissent tous : ils se regroupent, presque chaque nuit, dans le hall de la gare pour y dormir sur les bancs. Laffilée, ils le connaissent bien, mais quelqu’un, parmi eux, le connaît mieux encore. C’est Paul Ganachaud. Ils sont copains. Précisément, on ne l’a pas vu depuis 48 heures, Ganachaud, mais il suffit d’interroger Céline, "vous savez bien, M. le commissaire, Céline Loccidal, celle-là que vous arrêtez de temps en temps pour outrage à la pudeur : elle a passé l’après-midi du samedi à boire avec Ganachaud et Laffilée". On la retrouve ainsi que Ganachaud qui, le lundi matin a été s’embaucher chez un cultivateur des environs. Tout de suite il avoue : "Je l’ai poussé un peu du coude. Il est tombé sans dire un mot, sans pousser un cri. J’ai entendu "floc". Jamais j’aurais cru qu’il serait tombé comme ça, il était bien plus costaud que moi".
Pourquoi ? comment ? deux misérables en sont venus là. L’hérédité ? L’alcool ? La paresse ? Le père de Ganachaud était gendarme et veillait sur lui.
Né le 14 novembre 1901 à Lorient, son fils commence ses études à l’école des enfants de troupe de la Boissière. Mais son esprit lent et une infirmité affreuse dans l’adolescence et dans l’âge mur, l’enuresis nocturne (incontinence d’urine), le font renvoyer de l’école. Sa mère meurt à 34 ans, il en a 10.
En 1916, son père est blessé au cours d’un bombardement de Reims. Lui, est tellement commotionné que les tremblements nerveux ne le quittent plus. De ce moment, il n’est plus rien qu’une épave. En mourant, son père veut prendre un dernier soin de lui.
En 1939, il demande à une veuve, mère d’une fille de 13 ans, à qui le gendarme en retraite a rendu service et qui lui en garde reconnaissance, d’épouser son garçon. Elle accepte. Ce fut une union pitoyable. Lui fait des corvées, ici ou là. S’il rentre à la maison sans argent, elle le bat. Il fait tous les métiers : plongeur, homme-sandwich, garçon de peine, manœuvre, puis dans une filature, garçon de cuisine dans une école professionnelle, arracheur de betteraves, scieur de bois, bêcheur de jardins, vagabond, mendiant... Avec l’argent qu’il touche, il achète des bonbons et des briquets.
Son âme est restée puérile. A 50 ans, il n’a guère plus de conscience qu’un garçon de 10 ans. Il comparait devant la Cour d’assises de Troyes. Ganachaud a pour le défendre Maître Pierre Billon. Le président :" La Cour ne pourra statuer sur votre cas, que lorsque messieurs les jurés sauront le mobile de votre acte. Expliquez-vous". S’expliquer ? Avec quels mots ? Depuis tant d’années qu’il couche sur les bancs, ou dans un trou du mur, ou au pied d’une meule ! Depuis tant d’années qu’il est de partout chassé, que les enfants lui jettent des pierres, les adultes des mots injurieux, des regards hostiles, il a désappris la terminologie humaine.
"Je ne sais pas". Il fait un effort de mémoire : "Je ne pensais pas que le trou était si près". Le président lui tend une main secourable : " Bien sûr ! On voit que vous avez eu une commotion cérébrale. Vous en souvenez-vous ?". L’homme ne répond pas." Vous avez eu des maux de tête ?". La réponse ne vient pas. Découragé, le président dit encore : "Ce qui est inquiétant, c’est ce silence dans lequel vous vous enfermez. Vous êtes une épave sociale". Ganachaud pleure :" Laffilée avait acheté du vin, avec mon argent. Il le buvait dans un quart plus grand que le mien. Il en offrit à la femme Loccidal. Il avait acheté 3 fromages qu’il a mis dans sa poche, 3 chaussons aux pommes qu’il a mangés avec la femme. Tout ça avec mon argent. J’avais 2.000 francs". "Pourquoi l’avez-vous poursuivi dans l’immeuble en construction ? ". " Je croyais qu’il voulait me voler le coin que j’aimais, pour y dormir, tout en haut "." Un coin, sur le ciment, mais loin des hommes, tout en haut, un peu de vin, les voilà les mobiles du drame, monsieur le président. Il n’a pu tolérer que l’on veuille lui voler ses derniers biens, ses dernières et lamentables affections ". L’avocat général reconnaît qu’il n’a pas en face de lui un assassin. Il concède une large indulgence. La Cour a si bien compris qu’elle laisse à Ganachaud une chance de ne pas se contaminer en prison, lui si faible, au contact de voyous. Elle ne le condamne qu’à 1 an de prison.
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