" Madame Aimé, venez vite ! Votre mari est avec ma fille, dans sa chambre. Ils s’y sont enfermés…". La vieille femme essaie de reprendre son souffle.
Ce matin de 10 décembre 1949, elle a couru jusqu’à la ferme des Aimé, à la sortie de Payns . " Vous en êtes sûre ? " C’est Suzette Aimé qui interroge.
Mariée depuis 6 mois seulement, elle est fixée sur l’inconduite de son mari. " Suivez-moi, reprend la vieille. J’ai une double clé. Je voulais que nous les surprenions ensemble ". Suzette quitte les vaches qu’elle est en train de traire et suit la porteuse de mauvaise nouvelle. Les deux femmes trouvent les amants enlacés. " René, René, comment peux-tu continuer à faire des choses pareilles ? ". La jeune femme s’évanouit : elle attend un enfant. Cela n’empêche pas le mari volage de la frapper brutalement le soir même, quand il rejoint la ferme. C’est un long calvaire qui continue pour Suzette Aimé. Il durera 22 ans. René Aimé est un vrai tyran. A ses 8 enfants et à sa femme, qu’il fait lever dès l’aube, il donne ses ordres, distribue le travail, puis repart se coucher.
Seulement, depuis 8 jours, c’est l’enfer à la ferme de Payns. Que sa fille Nicole se soit mise en tête de se marier et d’aller vivre ailleurs, il ne peut le supporter. Sans doute, Suzette, sa femme, est-elle pour beaucoup dans ces projets. C’est en termes grossiers qu’il le lui reproche, la frappant au passage du revers de la main. Suzette ne répond pas, ne se révolte pas. Elle a l‘habitude des insultes et des coups. A Payns, beaucoup de femmes tombaient amoureuses du beau René et, malgré sa réputation de bagarreur et de mauvais garçon, lui accordaient leurs faveurs. Mais il ne s’agissait que d’aventures sans lendemain. Quand il rencontre Suzette en 1949, il agit avec elle comme avec les autres. Il obtient tout de cette belle fille, puis s’en désintéresse. Hélas, Suzette est enceinte et ses parents exigent le mariage. Quelques jours avant la cérémonie, exaspéré, il bat sa fiancée et c’est avec un bleu au visage qu’elle répond " oui " au Maire, s’engageant à tout partager avec son mari, le meilleur et le pire ! Le jour même du mariage, le premier samedi de juin 1949, vers la fin du repas, le marié, pris de boisson se collette avec l’un de ses cousins, gifle sa femme qui essaie de s’interposer, et part avec des amis. Sa nuit de noces, Suzette la passe à attendre et à pleurer. Pendant ce temps, René a trouvé des filles faciles. Ses démêlés avec les maris jaloux sont nombreux. Dettes dans les cafés ou dégâts matériels quand il y a la bagarre. Suzette paie sans murmurer. Rentrant à la ferme, l’époux infidèle ordonne à sa femme de se coucher, et la prend comme une bête. Si elle refuse, il la frappe brutalement, abusant d’elle ensuite. Durant les 22 années de cet enfer, 9 enfants vont naître. Ils deviendront eux aussi les souffre-douleur de leur père, puis plus grands, des esclaves qui travaillent sans répit sur les 30 hectares de la ferme. Mais peut-on appeler père celui qui, à la table familiale, donne les meilleurs morceaux à ses chiens sans se préoccuper de ce que ses proches trouveront pour se nourrir ?
" Mon mari a disparu. Il n’est pas rentré chez nous depuis plus de 48 heures ". Inquiète, Suzette Aimé fait cette déclaration aux gendarmes de Payns, le samedi 19 juin 1971 dans l’après-midi. " Etait-il coutumier de ces absences prolongées ? " demande l’un de ceux-ci. " Non. Il m’a d’ailleurs dit qu’il partait avec son ami, une fois encore ". " Avait-il de l’argent sur lui ? " Suzette dit lui avoir remis 250 francs, puis elle murmure : " Peut-être s’est-il suicidé ? Il a menacé plusieurs fois de mettre fin à ses jours ". Les gendarmes commencent les recherches le lundi. Les habitants de Payns, eux, ne pensent pas à une disparition, pas plus qu’à un suicide. La mère du disparu est formelle : " Jamais il n’aurait abandonné ses chiens. Il les aimait trop. A mon avis, il n’a jamais quitté la ferme ". Les langues vont vite bon train. Suzette s’est troublée plusieurs fois dans ses déclarations au sujet de la somme d’argent remise à son mari, le soir du départ. 250 francs a-t-elle dit une première fois, peu après, elle parle de 300 et à des voisins, de 200 seulement. Tout cela ne laisse pas d’étonner l’opinion publique. Les rumeurs deviennent telles que la fermière menace de porter plainte contre X pour diffamation. Les chiens, parqués dans la grange, hurlent par moment. Appellent-ils un maître qui les aimait ? Ou bien veulent-ils seulement éloigner les curieux qui rôdent près de la ferme du mystère ? Nicole, l’aînée des filles vivant à la ferme, parle de son père et de tout ce qu’il a fait endurer à sa famille : " Il s’est toujours conduit en tyran et nous faisait tous marcher à coups de fouet. Nul n’avait le droit de protester. Du premier jour de son mariage, il a trompé ma mère, ne s’en cachant même pas… Un été, il y a plusieurs années de cela, la famille fait les foins. René Aimé s’absente un moment. Comme il tarde à revenir, ma mère le cherche et le découvre dans un champ voisin, très occupé avec une fille du village… Ce fut une scène épouvantable. Mon père frappait ma mère avec le manche de sa fourche parce qu’elle l’avait surpris ! Le soir, elle tenta de mettre fin à ses jours en s’ouvrant les veines. Heureusement, on la transporta à l’hôpital de Troyes à temps ". Peu de temps après, à plusieurs reprises, il tente de la tuer. Une fois, il lance son tracteur sur elle, qui a juste le temps de l’éviter. Une autre fois, comme ils s‘en vont tous les deux en voiture, il démarre au moment où Suzette n’est qu’à moitié engagée à l’intérieur et la traîne ainsi sur plusieurs mètres. Nicole dit que son père s’est mis à boire, et que la famille vit dans l’angoisse.
Les gendarmes n’arrivent pas à faire la lumière sur la disparition de René. La Seine a été vainement fouillée par les hommes-grenouilles. Le 4 juillet, un gendarme a une idée : " Nous allons lâcher les chiens, dit-il, peut-être nous mèneront-ils jusqu’à leur maître ? ". Arrivés à la ferme, ils demandent à Madame Aimé d’ouvrir la porte du chenil. Les chiens s’élancent en aboyant vers la bergerie. La fermière avoue : " Il est là, sous le tas de fumier. C’est moi qui l’ai tué et je l’ai enterré. Je vais tout vous raconter ". Suzette déclare à la police que René, ce 7 juin, se prend de querelle avec un ami et veut en venir aux mains. Son compagnon s’en va, mais René s’en prend aux siens, et, saisissant un fouet, les pourchasse d’une pièce à l’autre. Suzette s’est réfugiée dans la grange, sur le silo, prenant soin de retirer l’échelle. Plus tard, vers les 11 heures, elle trahit sa présence. Son mari, avec une autre échelle, escalade le mur à son tour. Il est armé d’un marteau et se trouve bientôt face à face avec sa femme. " La lutte dura peu, je parvins rapidement à le désarmer, dit la fermière dans un souffle. Je ne sais ce qui s’est passé en moi, je me suis mise à frapper, frapper… ". René Aimé dégringole du silo et tombe la tête la première sur un tas de bois. " Je le croyais mort, continue la meurtrière, mais il s’est mis à gémir : j’ai mal… j’ai mal. Je suis alors redescendue et je l’ai aidé à se traîner jusqu’à son lit dans notre chambre ". Combien d’heures dura son agonie ? Trois si l’on en croit Suzette. Ce n’est pourtant que vers 7 heures, le matin, que, profitant du sommeil des autres, elle creuse une fosse sous la litière même des moutons. Le corps est mis dans un sac et enterré. Fumier et bêtes reprennent leur place. Qui penserait venir chercher là un cadavre ? Le 7 juillet dans l’après-midi, les gendarmes terminent les procès-verbaux de l’enquête.
A Troyes, Suzette, est écrouée à la prison de la rue Hennequin, en attendant de comparaître devant ses juges.
Elle est acquittée par arrêt de la Cour d’Assises de l’Aube du 26/09/1972.
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