" Qu’est-ce qu’on fout ce soir ? ". La question posée par Jacques Fernandez ne soulève aucun écho dans la pièce du 2 de la route d’Auxerre. Les 5 garçons de 18 à 19 ans, sirotent un verre de whisky, en fumant. Le propriétaire des lieux, Thierry Colbois, un blond minet à lunettes dit : " Y’ a un bal en ville, je crois ! ". " C’est vers 22 h ! En attendant on pourrait faire un tour rue Michelet. On dégottera toujours un pigeon pour nous payer des parties de flipper ! ", dit Michel Linck, un grand barbu costaud. Ce samedi 12 novembre 1977, la petite bande déboule dans les rues. De café en café, les garçons trompent leur ennui en s’acharnant sur les baby-foot et les billards électriques qu’ils secouent sans ménagement, à grands coups de hanches. Les apéritifs se succèdent.
Dehors, la nuit est tombée : " Qu’est-ce qu’on s‘emmerde ! ". Jacques Fernandez approuve, rejetant en arrière ses longs cheveux bruns frisés. Colbois râle parce qu’il ne peut participer aux jeux, à cause de deux doigts atrophiés depuis un accident de cyclomoteur : " Si on allait voir les filles du Foyer ? propose Michel Linck vers 19 h 30, nous pourrions en draguer une ou deux pour nous accompagner au bal ".
Des ricanements d’approbation s’élèvent. Lorsque la bande arrive place de la Tour, plusieurs jeunes gens attendent déjà la sortie de leurs flirts, groupés sous les arbres du square. " Vise-moi ce boudin ! Il a pas peur le type ! ". Les plaisanteries obscènes fusent au fur et à mesure qu’émergent les adolescentes du bâtiment gris qui occupe un côté de la place, en face de la prison. Les garçons auxquels se sont joints plusieurs autres copains, fument appuyés au réverbère dont la clarté jaune joue sur leurs blousons trempés. " Regarde-moi tous ces cons pressés d’aller retrouver bobonne ! ", grince l’un d’eux, en montrant les voitures agglutinées pare-chocs contre pare-chocs, dans une cacophonie de klaxons. Les automobilistes tentent de rejoindre le boulevard Gambetta. Michel Linck, soudain désigne deux filles qui viennent de franchir la porte du Foyer, une grande blonde et une seconde plus petite :" Ces nanas, on va les chahuter ! ", rugit-il. Chantal, une orpheline de 17 ans, et son amie Françoise ne prêtent guère attention à la bande. Elles décident d’aller acheter des cigarettes chez Godard, tabac ouvert nuit et jour à l’angle du boulevard Gambetta et de la rue de Preize. " Alors beauté, tu viens flirter avec moi ? ". Linck a saisi le poignet de Chantal : « Laissez-moi tranquille ! " répond la jeune fille. Fernandez agrippe Françoise par l’épaule : " On peut bien rigoler ensemble, non ? ". Les autres voyous s’esclaffent sans bouger. Seul Colbois suit le mouvement. Françoise parvient à se dégager et se met à courir. Fernandez se jette à son tour sur Chantal qui trébuche, glissant sur le trottoir humide : " Non ! Lâchez-moi ! ". Elle est traînée vers la ruelle sombre qui longe les hauts murs de la prison. Colbois suit ses copains. " Au secours ! Je vous en prie ! Je ne veux pas ! ", hurle-t-elle en vain. " Bouge pas, espèce de conne… On veut seulement baiser ! " dit Linck. Il tire son pull-over. Elle se débat, hurle. Des mains arrachent son chemisier, dégrafent sa jupe. Fernandez parvient à faire glisser le slip et Linck pousse un grognement bestial, abattant sa paume sur un des seins de sa victime. " Faites-pas les cons, les gars ! " lance Colbois. Pourtant, il ne bouge pas. L’ignoble douleur broie Chantal, l’étouffe, trop immense pour son corps frêle ! " Vas-y. A toi ! C’est ton tour ". Ses bourreaux s’éloignent. Hébétée, elle agrafe sa jupe. Françoise, l’amie de Chantal, a couru jusqu’au centre de jeunes gens, boulevard Gambetta. Dix minutes, et les secours débouchent sur la place de la Tour. Françoise rhabille Chantal et la ramène au Foyer. Il est 20 h 50. La police prévenue, obtient la description des agresseurs : un grand barbu avec un pull bleu clair, un frisé avec une chemise noire et un blond moustachu avec des lunettes. Tous portent des blue-jeans et des blousons. A 21 h 15, une patrouille intercepte les trois voyous sur le boulevard de Belgique. Michel Linck ne nie pas les faits. A 18 ans, le garçon vit chez ses parents à Bouranton, et travaille avec son père comme maçon. " Il est renfermé, plutôt timide. Il s’est laissé influencer par ses copains de la rue Michelet. Depuis qu’il est majeur, on ne peut l’empêcher d’aller là-bas " explique M. Linck. Jacques Fernandez, lui, est né le 9 mars 1958 à Troyes. Il habite un lotissement HLM. Il est l’aîné de sept enfants. Sa mère, divorcée, qui se débat dans les pires difficultés, ne comprend pas :" Il fréquentait deux filles dont l’une était sa maîtresse ! Alors, pourquoi ? Ce sont sans doute les autres qui l’ont entraîné… Bien sûr, je ne parle pas pour Thierry qu'il a connu à la formation professionnelle, pendant son stage d’ajusteur. Celui-là, c’est un gentil petit ". De fait, Thierry Colbois n’a pas participé activement au viol. Ce garçon, né le 19 janvier 1958, dont la famille se trouve confrontée depuis des années à de graves problèmes financiers, et qui a été recueilli par sa sœur aînée, s’est installé, quelques temps avant le drame, dans l’appartement du 2 route d’Auxerre. Pour Chantal, la confrontation avec ses trois tortionnaires est atroce. Oui, ils sont là, baissant la tête, ceux qui tout à l’heure jouaient les durs sur la place de la Tour, ceux qui l’ont souillée, avilie ! " Non, je ne l‘ai pas violée, moi ! " répète Jacques Fernandez. La jeune fille, elle, est formelle. Mais ses deux agresseurs ergotent. Juste caressée, possédée ou pas, acte sexuel complet… Des mots ! Comme si tous ces degrés changeaient le caractère de l’agression, la plus bestiale, la plus sauvage que l’on puisse imaginer.
" Je leur ai dit de ne pas faire les idiots, plaide Thierry Colbois. Depuis mon opération à la main, j’ai la trouille d’être paralysé au moindre geste… Je ne pouvais pas m’interposer ! ". Linck et Fernandez sont inculpés de viol et leur camarade de complicité pour n’avoir pas secouru une personne en danger. Ils sont écroués à la prison de Châlons-sur-Marne. Ce sont les assises qui attendent les violeurs !
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