Eugénie Coulon se revoit dans sa robe blanche, en 1951, descendant les marches de son église de quartier de Troyes. Pourquoi a-elle consenti à épouser Michel Coulon, ce garçon frustre de 21 ans, qu’on disait déjà violent et porté sur la boisson ? N’était-ce pas tout simplement parce qu’il a été le premier homme à lui avoir parlé d’amour ? Et puis, de son côté, à 20 ans, elle rêve tant de fonder un foyer. A cette époque, Michel représente tout pour elle, la sécurité, la protection et aussi la possibilité d’échapper à cette vie dure qu’elle a toujours connue. Ne lui a-t-il pas juré que bientôt grâce à son seul salaire d’employé chez un pépiniériste, il suffirait aux besoins du ménage, et qu’elle pourrait alors quitter cette place exténuante de bonne à tout faire chez des particuliers, pour s’occuper de l’éducation de leurs futurs enfants ! Il ne faut que quelques mois à Eugénie pour comprendre que tout ce beau rêve ne deviendra jamais réalité. Si, en effet, Michel l’a mise enceinte peu après le mariage, c’est bien la seule promesse qu’il a tenue ! Quant au reste…Pour elle, la vie est toujours aussi dure. Et quand elle revient le soir dans leurs deux petites pièces à La Moline, c’est pour retrouver un époux aigri, au regard mauvais et méfiant. Alors, oubliant sa propre fatigue, une nouvelle fois, elle tente de le comprendre, de calmer ce mal obsédant qui a pris possession de lui, cette jalousie aussi dévorante qu’injustifiée qui le ronge et tue peu à peu leur amour…Hélas, elle a beau se défendre, protester, argumenter, toutes ses pauvres dénégations désespérées ne sont qu’autant de prétextes pour Michel, à s’emporter, à hurler, l’injurier de plus belle :« Salope ! Je sais que tu me trompes ! Laisse-moi boire, si je suis ivre-mort, ce sera à cause de toi ! ». Alors, elle se réfugie dans leur chambre. Des années passent. Pour Eugénie, le calvaire continue. Un soir de printemps 1956, Michel porte la main sur elle parce qu’il l’a vue dans la journée parler au garagiste auquel elle a confié leur vieille 403 ? :« Traînée ! Tu es sa maîtresse, hein ? avoue-le ! » rugit-il. Le matin, soudain repenti, il murmure :« Pardonne-moi, je ne recommencerai plus ». Et encore une fois, elle le croit. Les années passent. Le couple emménage dans une maisonnette, 121 rue de Gournay. Trois autres enfants naissent. Eugénie est maintenant employée dans le foyer de jeunes travailleurs de Copainville. Elle y prépare les repas, et assure souvent la permanence du soir. Il lui arrive de travailler près de 14 heures par jour. Et bien sûr pour Michel, le fait que sa femme soit si souvent absente de la maison, n’est que la preuve flagrante de son infidélité. Une nuit de janvier 1966, une scène éclate, plus violente que les autres. Eugénie serrant sa fillette contre elle, fuit, affolée, poursuivie par son mari qui menace de la tuer. Michel la poursuit au volant de sa voiture et tente de l’écraser ! Elle l’évite de justesse, mais tombe sur la chaussée. Heureusement, c’est l’arrivée de la police, la décision d’interner son époux dans un établissement spécialisé pour subir une cure de désintoxication. Elle attend son retour, décidée à une franche explication. Quelques mois plus tard, il se précipite à ses genoux et balbutie :« Je te demande pardon, ne me quitte pas ! je m’amenderai, je te le jure ! ». Il a l’air si pitoyable qu’une nouvelle fois, Eugénie tente de croire qu’il pourra changer. Quelques mois après, la jeune femme lui parle de sa décision de se faire stériliser, invoquant sa fatigue et son refus bien légitime d’avoir d’autres enfants :« J’ai compris, rugit-il, comme ça tu pourras te faire sauter par tous les types que tu voudras ! ». Au printemps 1967, Michel est de nouveau interné : un soir, ivre de rage, il a poursuivi sa femme dans la rue, armé d’un couteau de cuisine. Quand il revient de sa cure, il implore le pardon. Ses bonnes résolutions ne tiennent que quelques semaines. Eugénie reste parce qu’elle est devenue indispensable au foyer de jeunes travailleurs. Il lui arrive d’y travailler plus de 15 heures par jour. Copainville est devenu sa seconde maison, elle assure la permanence, ses enfants viennent l’y rejoindre. Fin août 1978, Eugénie dit à son mari :« J’ai accepté durant l’absence du directeur d’assurer la permanence toutes les nuits. Je coucherai là-bas chaque soir, et je compte m’y installer. « Tu n’es qu’une putain. Là-bas, tu pourras coucher avec tous tes amants, hein ? Comme tu l’as déjà fait avec nos voisins… Si tu crois que je n’ai pas compris ton manège… ». Elle sort en silence. Elle devine qu’il viendra la harceler. La nuit du 9 au 10 septembre, elle est enfermée dans le bureau. A minuit et demi, Michel fait irruption. Eugénie converse alors avec une jeune fille qui loge au foyer. Il repart :« Tu ne perds rien pour attendre ! je reviendrai ! », murmure-t-il avant de disparaître de sa démarche titubante. Une heure trente plus tard, il revient : « Salope ! Putain ! Je sais bien que tu as un amant ! Je te crèverai la peau ». La panique s’empare d’Eugénie. Entre temps, elle s’est barricadée. 3 h 15, il lui faut chercher du secours. Elle songe à Roger Coget, un pensionnaire, garçon brave et sympathique. Le jeune homme accepte de la secourir :« Pouvez prendre ma place au bureau pour la permanence ? lui demande-t-elle. Moi, je vais me réfugier dans un autre bâtiment ». Elle s’enferme dans une petite chambre. A 9 heures, elle doit prendre son poste. Elle se dirige vers les cuisines, et s’immobilise sur le seuil : Michel est là, et Coget lui tient tête :« J’en ai assez, fous le camp ! Toute la nuit tu es venu m’injurier ! Je ne suis pas l’amant de ta femme ! Rentre chez toi ! ». Eugénie s’avance, son époux l’aperçoit, il sort un couteau de sa poche et s’élance sur elle. Courageusement, Coget s’interpose. Il s’écroule, la poitrine en sang. Par trois fois, le forcené l’a frappé. Coulon contemple le malheureux qui se tord sur le sol, et s’enfuit en titubant. La police est alertée, le blessé transporté à l’hôpital des Hauts-Clos. Heureusement, ses jours ne sont pas en danger. Michel Colon se laisse arrêter sans opposer de résistance. Eugénie sanglote, elle a tant combattu, elle a tellement essayé d’espérer, en vain, depuis ces 27 années de calvaire : « Mon Dieu, si Roger avait dû perdre la vie, jamais je ne me le serais pardonné ! ».
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