Charles Brégnard 1886 :
« Il m’est arrivé, samedi, d’aller flâner un moment dans la cour de l’Hôtel de Ville.
Je n’avais jamais remarqué le nombre de voitures de remise, d’omnibus, qui, ce jour là, viennent stationner devant le bureau de l’état civil.
Pourquoi cette profusion de voitures, d’omnibus surtout ?
Pourquoi est-ce toujours le samedi que les automédons (cochers) de louage viennent aligner là leurs attelages ?
C’est généralement le samedi que les futurs conjoints vont, escortés de leurs parents et de leurs amis, allumer les torches de l’hyménée, et préparer à la loi Naquet (qui établit le divorce en France en 1884) de sérieux admirateurs.
Mais pourquoi le samedi ? Parce que c’est la veille du dimanche, et que le dimanche est le jour du repos. Or, le repos est nécessaire aux invités qui se sont rendus au repas de noces, et qui après avoir allègrement « piqueniqué », se livrent à la danse avec une frénésie qui n’a d’égale que la fatigue du lendemain. Il faut bien se reposer un peu lorsque l’on a dansé toute la nuit, c’est l’avis des jeunes époux. Et voilà pourquoi ils ont choisi un samedi pour se marier, afin que leurs amis et invités n’aient pas à prendre une journée d’atelier, de magasin ou de boutique.
Venez avec moi, chères lectrices, dans la cour de la mairie.
Tenez, voici de brillants équipages. C’est la fille d’un industriel que le ciel unit à celui que son cœur… n’avait pas choisi peut-être.
Elle est jeune, elle est belle, elle est riche ! Est-elle heureuse ?
Cette noce fait exception à la règle du samedi, car, à Troyes, c’est ordinairement le mardi que les gens riches se marient, leurs invités n’ayant pas besoin de compter sur le samedi pour se reposer des plaisirs de la veille.
La fille du peuple a ce précieux privilège d’unir sa vie à celui qu’elle aime, et ce n’est pas pour ce mariage-là que M. Naquet s’est fait l’apôtre du divorce…
J’ai eu pour voisins un jeune couple, dont je veux vous raconter la bien modeste, mais bien touchante histoire.
Maria était blanchisseuse émérite. Il n’y avait personne comme elle, dans son état, pour repasser une robe, empeser une guimpe et tuyauter le jupon le plus garni de volants. Pardessus tout, vaillante à l’ouvrage, mais aimant la danse.
Elle avait un ami. Rassurez-vous, cet ami est aujourd’hui son époux par devant la municipalité troyenne.
C’était pendant les commencements du carnaval de l’année dernière. Maria et son ami avaient projeté d’aller au bal des Tauxelles ensemble, et pour arrêter la langue des commères, il avait été convenu qu’ils iraient masqués !
Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Maria ne dormit pas de la nuit. Le lendemain arriva enfin.
L’ami, déguisé en beau Léandre, court attendre Maria au rendez-vous fixé. Une demi-heure se passe, une heure se passe, Maria ne paraît pas !
L‘impatience, la crainte, la jalousie peut-être, agitent tour à tour le beau Léandre. Une heure se passe encore !
Léandre n’y tient plus… Il se dirige vers la demeure de Maria. Il voit de la lumière, il monte… il entend des vagissements d’enfant !
Une sueur perle à son front ! Il frappe ! :
« Entrez ! », répond une voix douce.
Il pousse la porte et il voit Maria assise devant le feu qui flambe, tenant sur ses genoux un pauvre petit être, un petit nouveau-né, qu’elle essaye de faire boire avec une petite cuiller.
« Mon brave Paul, dit-elle à son ami stupéfait, nous n’irons pas au bal, pardonne-moi de n’être pas venue au rendez-vous, mais tu sais ? La grosse Joséphine ! Eh bien ? Elle s’était laissé séduire par un pas grand-chose… Elle est morte ce tantôt, en mettant ce pauvre petit ange au monde.
Ce que j’avais économisé pour le bal, je l’ai donné pour enterrer la mère, et j’ai pris l’enfant avec moi.
Ai-je bien fait ? ».
Paul tomba aux genoux de Maria et lui dit en pleurant d’attendrissement : « Tu es une bonne et sainte fille, et je t’adore ».
Quinze jours après, ils se dirigeaient vers l’Hôtel-de-Ville où ils furent unis.
Le lendemain ils adoptaient et reconnaissaient l’enfant.
C’est une amie de Maria qui m’a raconté le fait.
S’il y a des bavards pour les mauvaises actions, il y en aussi, pour les « bonnes » ».
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