La ville de Troyes semble avoir été, en France, la cité où cette fête des fous fut célébrée la première, et eut le plus de durée, d’éclat et de retentissement.
L’église de Troyes " faisait anciennement une fête extravagante appelée fête des fous, des ânes ou des sous-diacres. Cette fête commençait le jour qu’on chante, avant Noël, et continuait les jours de saint Jean-l’Evangile, des Innocents, de la Circoncision, la veille, le jour et le lendemain des Rois et le dimanche suivant."
La fête des fous, cette bacchanale des temps catholiques, remonte au V° siècle, car Saint-Augustin se plaint des excès qu’elle occasionne sous ses yeux.
C’est une coutume étrange, dont les mœurs expliquent seules l’existence, et qui constituerait aujourd’hui un scandale du ressort de la police correctionnelle.
L’Église s’efforça toujours de faire disparaître cette fête, se prêtant cependant comme une bonne mère aux joies enfantines du peuple, jusqu’à ce que les naïvetés tournassent en dérision.
A Troyes, elle est célébrée non seulement à la cathédrale, mais encore dans l’église Saint Etienne. Elle a pour acteurs, les diacres, sous-diacres, vicaires, clercs et autres gens de la cathédrale et des collégiales et aussi les religieux de Saint-Loup. Ceux-ci doivent même un droit annuel à l’archevêque des fous de la cathédrale.
Un comte de Champagne, Henri le Libéral, lui aussi s’était obligé à payer cinq sols à l’archevêque des fous de cette collégiale, et j’ai lu que le chapitre les recevait encore en 1783.
Vers le XII° siècle, cette fête se célèbre, le jour de l’Épiphanie.
Des gens déguisés en fous, en femmes, masqués, noircis, et dans des costumes qui ne se piquent guère de chasteté, chantent des couplets obscènes, exécutent des farces à étonner par leur licence. On n’ose pas dire ce qui se passe pendant la mascarade dont l’église est le théâtre. Toute cette folle bande mange dans l’église et jusque sur l’autel, et se livre à des jeux et des farces de la plus grande indécence et pornographie !
Les prêtres, " barbouillés de lie, masqués et travestis de la manière la plus folle, dansent en entrant dans le chœur et y chantent des chansons obscènes. "
Les vicaires de la cathédrale et les clercs font élection de l’un d’eux pour être l’archevêque des fous. L’élu est porté sur l’autel des reliques au chant du Te Deum, orné de la mitre, de la crosse, et donne sa bénédiction.
Toute cette folle bande mange, des boudins et des saucisses sur l'autel, devant le célébrant, jouent sous ses yeux aux cartes et aux dés, brûlent dans les encensoirs de vieilles savates, et se livre à des jeux et des farces de la plus grande indécence.
A la fin de l'office, l’élu reçoit les mêmes honneurs que le prélat véritable, et son aumônier prononce une bénédiction, dans laquelle il demande pour les assistants : "le mal de foie, une banne de pardons, vingt bannes de maux de dents, et deux doigts de teigne sous le menton. "
On sonne alors les petites cloches, et, vers le soir, on sonne les grosses comme pour une grande cérémonie.
Au XIV° siècle, la fête est célébrée avec une ardeur qui fait que cette saturnale mérite bien son nom.
Elle est célébrée aussi par des femmes. Ainsi, en 1380, le Chapitre de Saint-Pierre fait préparer la tige en fer de l’un des grands chandeliers de cuivre, brisée par Marie la Folle, à la fête des fous. L’année suivante, ce n’est pas un chandelier qui est brisé dans ces orgies pratiquées dans les églises, mais une croix qu’il faut réparer et dorer. Et tout cela se passe malgré la défense du Chapitre ou avec son consentement.
Il est arrivé que les chanoines, les ecclésiastiques, et quelquefois, les séculiers soient pris le matin, dans leur lit dans un état complet de nudité, et conduits par les rues jusque sur l'autel.
En 1415, les religieux de Saint-Loup ayant refusé quatre pintes de vin et quatre pains, le chapitre leur intente un procès, et ils sont obligés de payer.
Cette fête devient un divertissement ridicule, et on commence à en restreindre les cérémonies en 1420. Mais, comme elle recommence dans la suite avec encore plus de succès, elle n’est plus défendue.
Le concile de Bâle, en 1435, interdit dans les églises, la célébration de la fête des fous, défense confirmée en France et enregistrée au parlement. La faculté de théologie de Paris rend, à cet égard, un décret dont elle envoie des copies aux évêques. Malgré cela, en 1436, le chapitre de Saint-Pierre permet à ses vicaires et à ses enfants de chœur de célébrer cette fête, pourvu toutefois que ce soit " sans moquerie et avec révérence ".
En 1439, le même chapitre autorise ses quatre enfants de chœur à faire la fête des innocents, sans dérision; mais il interdit à ses hauts et bas vicaires de faire la fête des fous, dans l’église.
La prohibition du concile de Bâle ne s’applique qu’au lieu de la fête et non à la fête elle-même. Aussi, en 1443, le chapitre de Saint-Pierre décide que la fête se fera selon la coutume, que les compagnons de l’église feront cette bonne et joyeuse fête, " hors de l’église ", qu’ils iront demander leurs rentes où ils ont coutume, que leur prélat " serait vêtu d’une belle robe longue et honnête, et dessus icelle un beau rochez, et en son chef un beau chaperon fourré, et choisiraient l’hôtel d’un des chanoines pour se réunir et non pas une taverne publique où... l‘on faisait mille choses indignes de la majesté sacerdotale ". L’évêque ou archevêque des fous est choisi parmi les ecclésiastiques, et le cellérier doit lui donner dix sols ou un jambon ou 2 pintes de vin. Malgré ces sages précautions, un chanoine est condamné par ses pairs à vingt sous d’amende, " pour les grandes sottises et les gestes extravagants qu’il s’était permis à la fête des fous ". L’année suivante, le scandale est plus grand encore.
Chassée de l’église en 1443, la fête et tout son joyeux personnel y rentrent en 1444, puis cette fête est suivie, sur la place publique, d’une représentation scénique, où l’on met en jeu la pragmatique sanction, sur laquelle le clergé de Troyes est divisé. L’évêque et certains chanoines n’y sont pas épargnés. Jean de Meung a créé le personnage de faux-semblant, qui monte sur les planches en compagnie de Feintise et d’Hypocrisie. Ces noms représentent trois personnages dans lesquels on reconnaît l’évêque et deux chanoines, partisans des réformes et de la suppression de l’antique fête.
Jean Léguisé, évêque de Troyes, rend une ordonnance pour l‘abolition de ces fêtes en 1445, et écrit à l’archevêque de Sens, une lettre dans laquelle il condamne les mascarades et les ventes qui se font dans les églises et dans les cimetières. L’évêque de Troyes se plaint également au roi Charles VII (dont il est un conseiller) qui, de Nancy, donne des Lettres-Patentes ordonnant la cessation de ce scandale et condamne " la fête aux fols, de l’irrévérence et dérision qui s’y fait de Dieu et de l’office divin, au très-grand vitupère et diffame de l’état ecclésiastique et aussi des grandes insolences, dérisions, spectacles publics, déguisements et usage d’habits indécents, comme vêtements de fous, de gens d’armes et de femmes, avec faux visages et de l’apostasie par les chanoines de leur état et profession ". Le roi ordonne au Bailli de Troyes, de prêter aide et main-forte à l’évêque et à l’inquisiteur de la foi, pour empêcher dorénavant la représentation de la fête des fous.
Les chanoines " promettent qu’à l’avenir et à perpétuité ils ne permettraient plus à ceux qui leur sont soumis de faire la fête des fous ".
Il faudra attendre 523 ans, après mai 1968, pour qu’il y ait à Troyes un essai de récidive, avec la communauté
gaie.
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